Ci-après
quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):
- "Feu de joie" d'Angeline LAUNAY
- "Le grand carnaval" de Christiane FAURIE
- "Petite flamme" de Nadine CHEVALLIER
- "Lavenir ne tient jamais ses promesses" d'Ella KOZèS
- "Un sérieux coup de pompe !" de Régis MOULU
- "Combustions lentes" de Marie-Odile GUIGNON
- "Une lueur dans la nuit" de Janine NOWAK
"Feu de joie" d'Angeline LAUNAY
Il est installé dans une cabane, une bicoque, une masure – enfin appelez ça comme vous voulez –, tout au fond d’un jardin à l’anglaise. Il paraît qu’il est né en Ecosse dans un village de pêcheurs, perdu au bout de la lande. On ne sait pas grand-chose sur lui sinon qu’il a le verbe clair, les mains miraculeuses et qu’un feu intérieur l’habite.
Je l’ai connu sur un plateau de tournage. Toute une équipe s’activait autour de lui et il était là, souriant, centré, insensible au remue-ménage. Le maquillage lui faisait un masque de comédien. Je n’avais aucune idée de qui il était mais je l’imaginais dans un rôle de mage ou de magicien. J’étais là pour apporter les cafés et, quand je me suis trouvée face à lui, son regard a plongé dans le mien. J’ai battu des paupières, pas lui. Il a pris une tasse et m’a dit : « Merci mademoiselle, vous faites ça très bien ». J’ai eu l’impression d’être aimantée au sol. Il s’en est rendu compte, et j’ai dû faire un gros effort pour m’arracher à son pouvoir d’attraction.
Devant les caméras, il a parlé… peu, mais de manière précise et persuasive. « Je ne fais rien, – a-t-il déclaré – c’est l’énergie de l’univers qui opère en moi. Mon secret, c’est la joie retrouvée de mon enfant intérieur. Si j’arrive à transmettre cette joie à la personne qui vient me voir, elle pourra à son tour se reconnecter à sa propre joie et là, nous aurons la possibilité de créer ensemble une œuvre lumineuse. »
J’étais sidérée, d’abord parce que je ne comprenais pas grand-chose à ce qu’il disait et ensuite parce que ma naïveté à l’état pur m’introduisait dans un monde qui n’allait pas tarder à se révéler plein de mystère. A la fin de l’interview, il m’a donné sa carte sans un mot. J’en avais ressenti assez pour savoir que nous allions nous revoir.
C’est ainsi qu’un jour, j’ai traversé son jardin extraordinaire pour m’aventurer vers sa chaumine. A l’intérieur, chaque chose semblait à sa place dans un savant désordre… trois guéridons, l’un chargé de fioles, l’autre de boîtes et le troisième de minéraux, une bibliothèque toute en largeur débordant de livres aux tranches noires, brunes, jaunes et blanches, deux poufs, deux tabourets et deux fauteuils à bascule. Sur un petit bureau, il y avait quelques carnets, des pots remplis de crayons de couleur et des fleurs fraîchement cueillies arrangées dans un verre.
John s’est levé à mon arrivée, tout sourire. J’ai balbutié quelques mots d’excuse pour mon retard. Je m’étais perdue sur la route de Maresquel. Il a esquissé un geste pour montrer que cela n’avait aucune importance. Je lui ai dit que je ne savais pas pourquoi j’étais venue… « Ca ne fait rien, le principal est que vous soyez ici. Si vous le désirez, nous pouvons aller faire un tour dans le jardin ». Et nous voilà, chemin faisant, en train de deviser sur les arbres, les senteurs des plantes et la température stable et douce qu’il fait souvent à Essaouira. Je finis par lui poser des questions sur son métier. « Ce n’est pas vraiment un métier, c’est plutôt un état d’être… quelque chose qu’il m’a été donné de retrouver…
Un jour que je me promenais dans un parc, quelqu’un a soudainement trébuché devant moi. C’était un jeune homme qui semblait avoir du mal à respirer. Je me suis assis à côté de lui et, sans réfléchir, j’ai mis mes mains sur sa poitrine. Peu à peu, sa pâleur a disparu, il s’est senti mieux et a pu se relever. Bien sûr, j’ai été le premier étonné. Je me suis ensuite installé sur un banc et j’ai regardé mes mains qui étaient devenues brûlantes au contact de cet inconnu. C’était comme si le feu du ciel m’avait investi et que le souffle qui m’avait envahi se transmettait à ce jeune homme pour plus de chaleur, pour plus de vie. C’était comme si je comprenais sans savoir, et cela m’a beaucoup remué. Cette nuit-là, je n’ai pas vraiment dormi. Je me suis levé plusieurs fois pour regarder par la fenêtre. Il faisait nuit noire car le ciel était couvert. A un moment, un nuage a glissé sur le côté et la lune est apparue, pleine, brillante, telle un phare, comme si elle voulait montrer la direction à un marin perdu en mer. J’ai regagné mon lit et j’ai peut-être un peu somnolé. Au matin, j’ai fait un rêve… Je marchais la nuit au bord de la mer en regardant au loin les petites lumières scintillantes des pêcheurs au lamparo. Il y en avait plein et je n’avais qu’une envie, celle de les rejoindre. Je me suis réveillé avec cet enthousiasme au cœur. A partir de ce jour, j’ai décidé de travailler pour développer mes capacités. »
Un long silence a suivi ce récit. Puis j’ai avoué à John que j’étais en bonne santé mais que j’avais senti le besoin de venir le retrouver.
- Il y a beaucoup de choses à réaliser ici, m’a-t-il fait remarquer. Vous me direz ce que vous aimez faire et nous trouverons peut-être le moyen de coopérer. Pour commencer, et si vous le souhaitez, pourriez-vous vous connecter à la joie de votre enfance ?
- En réfléchissant bien, mon enfance, pensai-je tout haut, je me demande si elle n’était pas plutôt triste…
John me dit alors : « Je crois que voilà pourquoi vous êtes venue vers moi ».
"Le grand carnaval" de Christiane FAURIE
L’aube se lève à peine sous un ciel encore lourd de sommeil.
La place est recouverte d’un grand linceul gris imposant son flegme de patriarche.
L’air est frais et raidit mes doigts malgré le feu qui m’habite et qui cherche à s’exprimer.
Ils sont là silencieux encore pour combien de temps ? Les caravanes s’ébrouent, une flamme vacille et laisse s’échapper des ombres effrayantes.
Je me réchauffe d’un bol de malt brun à l’odeur doucereuse. Mon ventre crie à qui veut l’entendre sa faim. Faim de surprises, faim de chaleur, faim de bruits qui monteront bientôt de la place déserte.
J’attends les muscles endoloris comme en suspension, en accent circonflexe, friands de pleins et de déliés.
Mon oreille tendue comme une corde de violon perçoit le grondement du lion et celui de l’ours brun.
J’imagine ce dernier, le torse bombé de tant d’importance, la patte tendue comme une offrande mais gare à qui l’approchera au risque d’y perdre la face à jamais !
Les singes ricanent mais la tension est palpable. Leurs poils ondulent et créent un mordoré de brun et d’ocre à rendre jaloux tout coloriste à la solde du peintre.
Ils se jaugent, leurs cris perçants comme autant de coups d’épée.
Soudain le silence, les regards inquiets cherchant au loin l’objet de tant de condescendance.
Et Maître Castiglione apparaît !
Son corps lourd, sa chevelure généreuse, sa main gantée prolongée d’un fouet claquant sec dans le vent matinal et contrastant avec la bonté infinie de son regard doré.
Sa stature imposante prend place sur cette scène gigantesque. Face au château, comme un signal, les chevaux hennissent.
C’est lui l’élu de l’année. Notre doux maréchal Ferrand sera le maître des lieux en un jour sans pareil !
Il est encore tout étourdi mais son geste est sûr. Est-ce l’habit qui le transcende ?
Sa cape rouge vole en dégageant comme un feu qui se propage de par et d’autre de la place qui s’anime.
Tout n’est que cacophonie. Hommes et bêtes s’activent dans un bal multicolore.
La place s’échauffe ; quelques accolades par ci, un bon mot par là, une tape sur l’épaule, une chiquenaude, une ruade, quelques grognements d’impatience…
Dans les ruelles avoisinantes des voix s’élèvent fiévreuses, les enfants appellent leur mère affairée alors qu’ils restent bien douillettement dans leur couche.
Une bonne odeur de pain chaud sature l’air.
Monsieur Castiglione réclame à boire et à manger !
Tout le monde s’active, le temps presse. On s’interpelle, on s’agite, la tension monte de manière peu coutumière dans cette contrée si paisible d’ordinaire.
Je m’approche pour contempler le tableau comme si un peintre avait installé sa scène en veillant bien à harmoniser les touches de couleur, faire se croiser les regards, faire naitre les désirs, faire se tisser les liens entre tous malgré les dissemblances.
Une rencontre improbable que seul l’artiste peut orchestrer.
Le grand carnaval ! Jour de tous les possibles où le masque permet l’éclatement de la vérité, l’exposition de l’intime niché au plus profond de soi.
La vérité qui explose lave de tous les affronts, de toutes les humiliations.
Plus de Prince, plus de mendiants mais une foule affamée de justice, d’authenticité ; la nature reprenant ses droits en une force supérieure et vénérable
Monsieur Castiglione orchestre le tout tel un magicien possédé par sa charge.
Lui d’habitude si doux, presque servile, il brille, scintille dans son habit rouge, le regard ardent, le geste sûr, galvanisé par la foule qui le presse de lancer le grand carnaval.
Nous sommes tous inondés par cette chaleur brûlante qui se dégage de chacun comme un grand bûcher autour duquel nous danserons jusqu’à l’aube au bras d’une belle à qui nous oserons déclarer cette fois notre flamme encouragés par notre masque joyeux.
Nous sommes prêts à servir notre maître d’une nuit au mépris de notre vie.
J’ai la foi d’un mécréant et je m’attache à mon maître comme à un Dieu tout puissant capable de faire de cette fête un moment de grâce où la beauté nous parle à tous comme une vérité suprême, nous aidant à reconstruire notre vie et nous réconcilier avec nous-mêmes.
La fête bat son plein.
Les cracheurs de feu semblent expulser la flamme de l’enfer et nous enchantent.
Les charmeurs de serpent nous envoûtent et les dresseurs de singe nous divertissent.
Mais je ressens par-dessus tout le bonheur d’être ensemble, d’adhérer à la même joie fulgurante, démesurée, enivrante.
C’est ce qui restera quand les caravanes auront disparu sur les routes et que la place aura retrouvé peu à peu son calme, lavée de tout soupçon, calmée de toute ardeur, vidée du sens sacré.
C’est la magie du carnaval à jamais réinventée à travers les siècles.
"Petite flamme" de Nadine CHEVALLIER
Une petite flamme brillait dans son regard. Elle était allongée dans son lit, ses mains blanches sagement posées de chaque côté de son corps si menu qu'on n'en voyait même pas la trace sous la couverture.
Lorsque Julie était entrée dans la chambre, elle avait eu peur, peur de l'immobilité, peur du silence.
Comme à l'habitude, elle avait pourtant dit : " Bonjour madame Diégo, je vais ouvrir les rideaux ".
L'inquiétude au ventre, elle avait traversé la chambre sans un regard vers le lit. Le soleil était entré à flots dans la pièce.
Et une petite flamme brillait dans les yeux de Madame Diégo. Julie en avait été toute éblouie. Madame Diégo avait souri doucement.
La chambre était comme d'habitude, claire et propre. Tout était en ordre. L'ours en peluche dormait sur le fauteuil. Sur la table, une pile de journaux encore dans leur emballage attendait un improbable lecteur. Le couple de jeunes mariés souriait pour l'éternité dans le cadre sur le mur de droite. Un bouquet de roses rouges se fanait dans un petit vase sur la table de nuit. Seul mouvement dans la pièce, l'aiguille des secondes sur le réveil grignotait le temps inlassablement.
" Avez-vous bien dormi Madame Diégo ? "
La vieille dame souriait. Dans ses yeux bleus dansait cette petite flamme vive. Elle leva lentement sa main droite tremblante. Julie la prit.
"Regardez comme il fait beau ce matin "
Madame Diégo serrait la main de Julie sans répondre.
Dans cette main faible et fragile aux doigts maigres et tordus, Julie sentait pourtant la force et l'habileté de la couturière qu'avait été Madame Diégo.
Ces rides aux coins des yeux, c'était toute l'attention qu'elle avait porté à son travail, qu'elle donnait à tous ceux qu'elle aimait, à ceux qui l'entouraient, et dont Julie savait faire partie.
Ces plis autour de la bouche, c'était l'empreinte d'éclats de rire et de joie de vivre.
Serrant la main de Madame Diégo, Julie se souvenait d'elle, tressant des guirlandes pour Noël, pliant des fleurs en papier, épluchant des pommes. D'elle qui allait au marché, qui dansait la valse, qui lançait un ballon et qui riait...
Puis Madame Diégo en fauteuil roulant, mais chantant et buvant du Champagne !
Cette main que tenait Julie ne pouvait plus rien faire de tout cela. Il fallait maintenant faire manger Madame Diégo qui n'avait pas quitté son lit depuis une semaine.
Mais Madame Diégo savait encore sourire à tous ceux qui venaient la voir et la petite flamme dans son regard leur offrait de l'amour et de la joie.
Et ceux là s'en retournaient sereins même si leur cœur était triste.
Ainsi Julie, qui s'en fut chercher le petit déjeuner de Madame Diégo et poursuivre son travail, une petite flamme dans le cœur.
"L’avenir ne tient jamais ses promesses" d'Ella KOZèS
Pierre se trouvait, comme d’habitude à la même heure, dans sa voiture, sur ce maudit périphérique qui lui mangeait son temps. Il pestait tout seul de se sentir piégé par les véhicules des autres. Le monde est mal organisé : nous voici des milliers à faire le même trajet pour gagner notre vie ; en réalité, ma vie… je la perds, là dans le transport. Une heure trente le matin, et la même chose le soir. Et encore, je suis obligé de partir de plus en plus tôt, de rentrer de plus en plus tard, pour ne pas rester coincé dans les embouteillages. Ca y est, on n’avance plus du tout ; que se passe-t-il encore ? Inquiet, Pierre appuya sur le bouton de la radio. Une mélodie suave s’en échappa. Habituellement, il aimait entendre cette musique douce au fur et à mesure qu’il s’approchait de sa campagne. Pourtant, là en ce vendredi soir d’été, la douceur appuya sur sa rage, exactement comme il aurait aimé appuyer sur l’accélérateur. La phrase mélodique n’était pas en phase avec son humeur. A cette heure-ci, la plupart des gens sont rentrés et aspirent à se détendre. Eh bien, pas lui ! Il n’y avait pas droit ! Il sentait la nervosité monter d’un cran. Allait-t-il craquer et allumer une cigarette, alors qu’il était fier de son abstinence depuis treize mois et dix jours ? Tiens, une petite bouffée de poison de plus ou de moins ne changerait rien à sa santé, en réalité. Décidé à rompre son jeûne anti-tabac, il se contorsionna pour faire ses poches. Très rapidement, il mit la main sur son briquet. Un coup de klaxon le fit sursauter. Il jeta un coup d’œil dans son rétroviseur pour voir gesticuler comme un forcené le conducteur de l’estafette qui le suivait ; puis, il regarda enfin devant lui pour constater que sa file de voitures avait avancé. Dans un juron, il enclencha la première et se mit à rouler. Pas de chance… juste au moment où j’allais chercher mon paquet de clopes au fond de ma sacoche. Ce n’est pas grave… il y en aura d’autres des arrêts ! J’aurai bien le temps d’extirper ma sacoche de la lunette arrière plus tard. Une demi-heure après, le flot de voitures avançait toujours doucement, mais sans discontinuer. Pierre jouait avec son briquet : sa forme ergonomique et habituelle le rassurait. Son poids au creux de sa main, ses parois lisses à l’envi le rappelait à son idéal de perfection. C’était un bel objet qui l’accompagnait depuis près de vingt ans. Lorsque délicatement, il mit en route le mécanisme d’allumage de la flamme, il sut qu’il ne fumerait plus. L’élégant déclic qu’il venait de déclencher l’avait totalement et définitivement changé d’humeur.
J’appuie sur le bouton et la flamme paraît. S’ils me voyaient, les hommes préhistoriques me prendraient pour un dieu ! Je sais bien que je suis dans ma voiture sur le chemin du retour ; je sais bien que je ne suis pas un dieu. Pourtant, si le temps se mettait à bredouiller, pour une partie de l’humanité, je serais un dieu. Ebranlé par cette vérité, Pierre sourit. Il actionne à nouveau le briquet. Attentif au petit « clic » net, précis, il voit la flamme lui obéir. Il sent sa chaleur au bout de ses doigts. Il aspire avec volupté l’air ambiant. Il est l’égal des dieux. Il se sent vivre pleinement. Tout en conduisant calmement, il prend conscience qu’une flamme s’est allumée au fond de lui. Une magnifique étincelle de vie vient de se révéler sans le moindre doute. La chaleur lui monte au visage et la tête lui tourne. C’est une chaleur qui lui vient du cœur, ou du plus profond de son être. Il ouvre la fenêtre pour mieux respirer. Dans son rétroviseur, il sourit au chauffeur du fourgon.
Petit, juché sur un tabouret, il passait des heures devant le foyer de la cheminée de son arrière grand-oncle. Les flammes dansaient, caressaient sans cesse le dos de la grande marmite dans laquelle une soupe éternelle se concoctait. N’oublie jamais d’où tu viens, petit lui répétait son arrière grand-oncle. Tu viens de la terre et tu peux en être fier. Quand tu seras grand, tu seras tenté de l’oublier. Les études ça te tournera la tête. Alors, souviens-toi que tu viens de la terre nourricière comme le feu vient de ses entrailles.
Le souvenir lumineux du vieux « papé » dans cette voiture sombre fait sourire Pierre de tendresse. Ah mon « papé » ! Te voici revenu au bon moment ; assieds-toi donc à côté de moi sans craindre de salir le siège. Discutons un moment, veux-tu ? Toi qui connais bien la vie, dis-moi ce que je fais ici, là et maintenant ?
- Ce que tu fais, petit ? Comment veux-tu que je le sache ?! Ben dis-donc, est-elle belle ta monture ! Et silencieuse avec ça ! Dis-moi, elle galope ! Beau progrès. Elle a dû te coûter une fortune…
- Une fortune, oui ! Tu peux le dire. J’en ai presqu’oublié d’où je venais !
- Ah, petit, ne me dis pas cela. Aurais-tu oublié nos conversations au coin du feu ?
- Non mon « papé », non. Enfin, si. En réalité, je ne sais plus très bien. Pour tout te dire, j’ai travaillé dur après avoir fait de très longues études. J’ai une femme et des enfants, un chien et une maison avec un grand jardin… Bref, le symbole d’une belle réussite. Mais quelque chose me dit que je ne suis pas sur ma route.
- ça arrive petit de se tromper. Où vas-tu ?
- C’est justement la question que je me pose : que se passe-t-il « papé » quand on a réalisé ses principaux projets ?
- Je ne peux pas te répondre, petit. Nous autres, nous n’avions pas d’autre ambition que celle d’être à l’abri. Es-tu fier de ce que tu as réalisé, au moins ?
- Fier ? je ne sais pas « papé ». Oui, je pense que je suis fier de ce que j’ai fait… mais…
- Mais ?
- Mais, « papé » peut-être pas de ce que je suis devenu.
-Ah… Tu es devenu… compliqué, petit. A l’époque, nous étions fiers de nous dès lors que nous étions fiers de ce que nous avions fait.
-Tu vois « papé », lorsque je regarde mes enfants, je me dis qu’un avenir radieux les attend. Ils sont bien élevés, et font de brillantes études. Ils vont sans aucun doute réussir professionnellement. Et pourtant, je ressens un malaise parce que je sais maintenant que l’avenir ne tient jamais ses promesses.
-Petit, je crois bien que tu as oublié nos conversations près du feu… L’avenir … quelle idée ?! Avec ton expérience, mon garçon, tu ne vois pas que cette idée d’avenir n’est que le reflet de ta vanité ? L’avenir n’existe pas. La vie passe et c’est tout. Comme nos bêtes, nous trépassons après avoir fait des petits.
Arrivé plus rapidement qu’il ne se l’imaginait, Pierre arrête sagement sa limousine sur l’allée principale du jardin qui s’est éclairée à son entrée. Il laisse pêle-mêle cigarettes, téléphone mobile et ordinateur portable dans sa sacoche, sur sa lunette arrière. Dans un élan fou d’amour son chien, les yeux brillants, jappe de bonheur en le saluant. Pierre le regarde longuement lui manifester sa joie et lui rend ses caresses en riant. Il serre avidement son épouse dans ses bras, et accueille le puissant univers musical de ses enfants avec plaisir. La dernière phrase de son « papé » a trouvé une résonnance étrange. Il se promet de vivre au présent et de ne plus prêter de promesses à l’avenir. En poche, le briquet lisse au doux cliquetis fait de lui un autre homme ; Il se sent, pour une fois, profondément disponible pour ses proches.
En vérité, sans le savoir, il vient de rompre avec l’indéfinissable obligation de l’apparence.
"Un sérieux coup de pompe !" de Régis MOULU, animateur de l'atelier
Il arriva dans une station essence, singulière comme un terrain vague sur lequel un préfabriqué aurait été installé à la va-vite, exemple "sous deux semaines", juste le temps de se dire « on dirait qu'ils vont construire quelque chose ! » et hop ! une boutique de la route surgit tel un champignon sur les gravillons d'une départementale.
Il sortit de sa poche un Bic, la version briquet. L'image d'une femme l'ornait, elle était dévêtue comme si le briquet ne refroidissait jamais. Il l'alluma.
La flamme qui jaillit était immense, haute comme trois allumettes dans le sens de la longueur. Cela fixa son attention. Quelque chose était cassée dans son existence. Et quelque chose d'important se passait là, sous ses yeux incandescents.
Sous la température, l'image de la femme commençait à friser.
Il pensa alors : « Ah, si seulement je pouvais être cette flamme, avoir cette force et cette énergie pour chasser tout l'indésirable qui pourrit ma vie ! »
Un autre client était en train de composer son code de carte bleue. Le 7170, mais ne le dîtes à personne !... De toute façon, il s'était trompé tant il était obnubilé par la flamme déclenchée par Jean-Yves, son voisin de pompe qui, lui-même, était obnubilé par la femme frisée sous la flamme dressée, jusqu'au moment où celle-ci disparut comme une mue sous le vent.
Lui restait donc à revenir sur sa flamme, son espoir de vie meilleure doublé du signe que son briquet déconnait.
L'indésirable qui lui pourrissait actuellement la vie, c'était bien son problème d'électricité. Pas au courant, depuis que les bleus le lui avaient coupé.
son existence devenait difficile, dans le sens de régressive, un sentiment d'incomplétude le tenaillait : il faisait partie des parias, des exclus de la modernité élémentaire. Le monde avançait, mais plus lui, lui le nouvel adepte des reliquats de bougie parfumées, briquets et autres lampes à pétrole attrape-brocanteurs novices. Se laver à l'eau froide revenait à ne pas se laver. Le savon ne moussait plus. Les réactions cutanées révélées par des plaques rouges ne faisaient que plus ressortir la crasse. Un œil expert y aurait même vu ses strates, de quoi la dater avec précision…
Bref, il était donc devant sa pompe, à regarder son briquet comme si de la flamme il en tirerait quelque enseignement, ou même le déclic de pouvoir relancer son existence défaite. Après tout, chaque épreuve que Dieu ou personne – si Dieu n'existe pas, il ne peut donc y avoir que Personne – nous envoie est toujours l'occasion de s'améliorer.
Jean-Yves, avait-il une vision assez réelle du monde ? Qu'en était-il de son humilité ? de son abnégation ? de sa simplicité à n'être qu'un homme, rien de plus, rien de moins ?... pour peu qu'il ait encore cette dignité qu'étouffait une âcre odeur de négligence corporelle, surclassant tout ado rebelle.
« Se sentir… tout petit est le meilleur moyen pour toi de pouvoir grandir ! » lui souffla à distance mais un peu lourdement Dieu ou personne, dans son oreille gauche, l'oreille socialiste.
Dans cette flamme, il vit alors mille et deux choses surprenantes, sans doute parce que la nuit venait de tomber sur son crâne, ou plutôt "glisser sur ses cheveux gras".
- Il vit Jeanne d'Arc sur son bûcher, telle une merguez premier prix, mais pas seulement…
- en 2, il vit un ongle en feu… d'une main qui sort de l'enfer ; c'était peut-être encore Jeanne d'Arc !
- en 3, un pamplemousse ardent… C'était peut-être encore encore Jeanne d'Arc, même si la vraie avait deux seins.
- en 4, un postillon de dragon, Jeanne d'Arc peut enfin mourir en paix… Au feu ! au feu !
- en 5, un poussin qui danse, faute de pouvoir s'envoler à la verticale, je veux dire hélicoptèrement…
- en 6, une jonquille avec un seul pétale…
- en 7, un mirage plein de mystère…
- en 8, le désert sous un insolent soleil !
….
- en 1002, le miroir de lui-même.
La flamme ne valait donc pas mieux que la surface de l'eau d'un lac.
Il fallait par conséquent plonger davantage en elle, se dit-il !
Fougueusement, l'autre client jeta à terre sa carte bleue, comme pris dans une colère noire. Elle était bloquée, comme toujours, après trois essais infructueux.
Pour lui, ce soir, ce sera sans super.
Jean-Yves lui proposa de regarder sa flamme à deux.
Ainsi un groupe (de deux) se constitua. lui il s'appelait Yves-jean, comme quoi, quand le hasard s'y mêle, il se passe des choses incroyables !
Une fois, le gaz parti, ils avaient pu se trouver fort dépourvus, mais il n'en fut rien car les forces de l'esprit prirent le relais en les portant vers des cieux plus facilitants, ceux de l'imagination-reine. Ils furent donc frères, enfin je veux dire comme des moines monozygotes et heureux.
Flamme.
Un désert apparaît.
Une caravane passe.
La température monte. des dromadaires qui sentent la maroquinerie agitent toute leur boutique.
Les oasis se volatilisent.
Le désert devient une mer de sable, à perte de lunettes de soleil, indice 5.
Seuls quelques squelettes réduits à leur colonne avec coccyx + tête, ce devrait donc être des squelettes de crotales et quelques touristes attardés et assoiffés, donc délirants, ornent le sol uni et moche comme les coloris des matériaux de construction.
Un chant empesé laisse le vent, tant bien que mal, le porter jusqu'à des oreilles de fennecs, les meilleures écoutilles qui soient lorsqu'il est question de survivre en milieu hostile, ce sont elles qui inspirèrent l'invention de nos antennes paraboliques dont on se sert encore aujourd'hui, on peut vérifier ensemble dans le Quid.
"Combustions lentes" de Marie-Odile GUIGNON
La clairière frémit dans la douce clarté tremblante d'un feu chaleureusement gardé par deux formes immobiles. Une brise fraîche s'échappe de la nuit sombre et des grands arbres dispersés dans l'antre grandiose d'une forêt épaisse :
Le vent ose franchir les limites de l'orée pour satisfaire ses curiosités.
Ce soir-là, les flammes l'ont convié au festin des fluorescences, aux présences des hommes, aux sons des échanges en sourdine. Il s'enroule autour des luminescences dorées qui s'échappent des braises rouges, leur danse commence, lancinante, ondulante, leur charme fascine, l'éclat de leurs lueurs se propage dans l'espace minuscule des regards qui ouvrent.
Ses pupilles à Lui.
Ses iris à Elle.
Ses Iris à Lui.
Ses pupilles à Elle.
Ravigotés par la chaleur naissante, ils se redressent dans l'étrange craquement du bois conscient de sa métamorphose. Un silence de contraste les relie. Les reflets mordorés d'un flot de paroles sourdes brûlent dans leurs yeux.
Le foyer vacille, attisé par la force de l'air tourbillonnant.
Les lumières des âmes s'effacent dans le frottement d'une branche morte jetée dans la bouche affamée. Des lèvres mortifiées noircissent avant de vomir des étincelles pétillantes.
Sous les paupières, les grilles noires des cils laissent s'échapper des bribes d'étoiles qui s'envolent dans les esprits...
Comment retenir des pensées enflammées ?
Puis les fenêtres des regards s'entrouvrent et le dialogue chaleureux reprend sa force incandescente.
La langue jaune s'allonge étirée par le souffle caressant de l'élément d'oxygène qui la soulève pénétrant le ciel de ses pointes acérées. Des ombres apeurées s'enfuient en effaçant leurs traces inconsistantes.
Des mains fraîches s'avancent vers la tiédeur chaleureuse des distances retenues. Les contours en miroir s'apprivoisent faisant fondre la glace inconstante.
Les flammèches se lèchent avec vigueur enlaçant leur fureur de vivre brièvement, avides d'inspiration.
Les corps s'habillent d'or frais aux reflets changeants. Ils glissent imperceptiblement vers l'abandon brûlant des désirs.
Un tourbillon s'élance et se fracasse dans les cendres grises, les charbons, un instant affaiblis retrouvent leur énergie et le ballet ocré rebondit sur ses pieds bleutés. Inlassablement la torsade rougeoyante se déroule et se froisse de petits crépitements joyeux.
La fraîcheur les enserre, l'énergie se concentre dans le cercle mystérieux d'un halo mouvant torturé par sa subsistance.
L'ailleurs et ses mystères rodent dans les alentours jetant par intermittence des cris brefs d'avertissement au-delà des limites épaisses de la pénombre.
Les formes s'estompent, se confondent, quelques gémissements secrets échangent des sensations fulgurantes qui se consument. Un feu d'artifice se déclenche, il explose en milliers de petites parcelles. Elles migrent dans le marine du firmament...
Alors, des myriades d'astéries allument le ciel foncé où la Lune blanche accroche son croissant éveillé...
"Une lueur dans la nuit" de Janine NOWAK
Le clocher de l’église venait d’égrener trois coups.
Seul dans l’herboristerie, le Frère Anselme, courbé sur son plan de travail où il préparait une décoction rougeâtre, redressa la tête.
Allons bon, pensa-t-il, je me suis encore laissé entraîner par ma passion des plantes et je n’ai pas vu passer le temps. A présent, il est beaucoup trop tard pour aller dormir. Dans deux heures, ce sera Matines. Mais je me sens las. Une petite promenade rafraîchissante et revigorante me sera salutaire.
A pas feutrés, il se dirigea vers le cloître. La lune était pleine, mais de légers nuages la voilaient partiellement.
Le Frère Anselme ne s’interrogea même pas sur le but de sa promenade. Invariablement, depuis quelques mois, il terminait ses nuits d’insomnie par une visite au cimetière de l’Abbaye.
Le moine peinait un peu pour avancer ; il devait lutter contre un vent qui n’avait jamais été aussi âpre, ni aussi mordant ; mais il ne se découragea pas pour autant : il se raidit, et c’est avec une insolente ardeur qu’il grimpa la colline. Il était encore très agile pour son âge.
Quarante deux ans plus tôt, c’est en qualité de jeune novice qu’il avait fait son entrée dans ce Saint Lieu. Doué pour la calligraphie, il avait un temps travaillé aux enluminures. Cependant cette tâche, trop statique, avait fini par lui peser. D’un tempérament actif, il eut peur de s’enliser dans l’ennui.
C’est à l’herboristerie qu’il trouva sa vraie voie. Sa connaissance des plantes médicinales, qu’il allait lui-même cueillir dans la garrigue, lui permit de seconder efficacement le responsable de l’officine. Il lui succéda, après que ce dernier eut rendu son âme à Dieu.
Il poussa la grille du cimetière, qui émit son gémissement habituel.
A pas lents, il chemina dans l’allée centrale, obliqua sur la gauche, contourna un cyprès. Il était arrivé. Un banc aux angles arrondis par l’usure, semblait n’attendre que lui. Il s’y assit, bien droit, posa les mains sur ses cuisses, inclina doucement la tête. Instinctivement, son regard se porta sur la pierre tombale qui lui faisait face. Il lut : « Révérend Père Clément – 1439 – 1508 ».
Huit mois, huit mois et deux semaines que le Père Clément – ce Saint homme ! – avait fermé ses beaux yeux couleur d’eau de mer.
La peine de Frère Anselme était aussi aiguë qu’au premier jour. Il savait qu’il commettait un grave pécher : un ecclésiastique doit accueillir et accepter la mort avec sérénité. Mais la souffrance semblait avoir bâti comme une citadelle autour de ce deuil qu’il ne pouvait et ne voulait pas oublier.
Aussi, venir s’incliner sur cette tombe n’était pas un devoir, mais une nécessité, un besoin vital, presque viscéral.
Tout à ses pensées, le Frère Anselme ne fit pas d’abord attention à l’étrange phénomène qui s’offrait à ses yeux. Un court instant, il crut à l’agitation d’un animal nocturne. Puis il pensa qu’un rayon de lune venait jouer avec les vieilles pierres.
Mais très vite, il fut frappé de stupeur : une flamme, une flamme dansait, virevoltait, se tordait sur le tombeau du Père Clément. Est-ce que cela venait de sa vue ? Il n’avait pas dormi de la nuit, et la fatigue qui s’en suivait déclenchait parfois des migraines ophtalmiques, accompagnées d’éblouissements. Toutefois, cette manifestation lumineuse paraissait réelle. Elle était fascinante, belle à regarder, avec de riches coloris variés : du jaune, du bleu, du vermillon. Rien de maléfique, en somme.
Et brusquement, pour Frère Anselme, ce fut comme une révélation : un feu follet !
Ainsi donc, ce n’était pas une légende !
Il en avait entendu parler, seulement, jusqu’à ce jour, il n’avait encore jamais eu l’occasion d’en voir un et doutait un peu de son existence..
Certains affirment que ce sont des esprits malins, des créatures venues tout droit de l’enfer, qui, par facétie, s’ingénient à effrayer les pauvres humains.
Balivernes !
Il avait l’impression que cette lueur dans la nuit lui était destinée, qu’elle n’était pas arrivée là par hasard. Et même, il la devinait bienveillante à son égard.
Et si c’était un message que le Cher Père Clément lui envoyait de l’au-delà ?
Etait-ce le moyen que celui-ci avait trouvé pour qu’ils communiquent par l’esprit ? Et pourquoi pas après tout ?
Oui, à présent, il en était convaincu : par ce biais, son ami lui rendait visite.
Il se manifestait ainsi, pour lui offrir la paix de l’âme.
Il se matérialisait sous cette forme insolite pour le remercier de sa fidélité et lui dire que le fait de se savoir toujours aimé et tant regretté, lui réchauffait le cœur.
Enfin, il lui apportait la certitude que la mort était bien le commencement d’une autre vie. et
qu’un jour ils seraient réunis tous deux, dans un monde meilleur, mais que d’ici là, il continuerait à veiller sur lui, à être son bon Ange Gardien.
Un, deux, trois, quatre, cinq. Matines venait de sonner.
Apaisé, le Frère Anselme se rendit à l’office.