Ci-après
quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):
- "L'utile précaution" de Christine MANUEL
- "La motrice de notre rêve" de Régis MOULU
"L’utile précaution" de Christine MANUEL
Il arrive, il est inquiet, il a entendu la porte du balcon s’ouvrir. Pourvu qu’il n’ait pas vu qui était là, s’il a entendu mais pas vu, il pourra toujours croire que ça chantait pour la voisine. Elle a un amoureux aussi peu séduisant qu’elle. Elle est vieille, bête, mais elle est riche. Elle aussi. Puisqu’il veut une dot, pourquoi ne veut-il pas l’épouser? Ils seraient bien assortis en âge et en grotesque. Pourquoi diable veut-il son consentement, il est trop vieux, même s’il arrive parfois à l’émouvoir, il a l’âge d’être son père, c’est dégoûtant …
Elle ne répond pas, elle a ouvert sa fenêtre sur le balcon pourtant, elle a entendu les musiciens, elle sait bien que c’est pour elle. Pourquoi n’accepte-t-elle toujours pas de me montrer qu’elle est d’accord ?
Elle se tient tranquille, la porte du balcon est fermée maintenant - mais je ne suis pas sourd, j’ai bien entendu qu’elle a ouvert. Pour voir qui ? Impossible de savoir comment était le chanteur, était-il beau ? Venait-il pour elle ou pour cette folle de voisine?
Elle continue à hésiter, elle n’a rien décidé encore. Je dois être patient. Son père avait dit non autrefois, et elle avait obéi – à 15 ans c’est ce qu’une fille doit faire. Il l’a mariée à un riche barbon. Maintenant elle est veuve elle peut bien faire ce qu’elle veut et elle en profite pour me torturer.
Il m’ennuie, je sais bien ce qu’il voudrait, mais je ne suis pas décidée. Qu’il continue à payer les musiciens ca ne me dérange pas, mais pas question de faire autre chose que d’écouter. Je ne l’encourage pas – ni ne la décourage, c’est si bon d’être demandée et de rester libre d’écouter son cœur.
Il n’a pas encore parlé, pourtant il est bien poli quand je le croise dans l’escalier, il se découvre galamment, il parle bien, je garde l’option ouverte même si je sais qu’il n’est pas très aisé.
Va-t-elle rouvrir la porte du balcon, ou bien venir me voir? J’aime tant qu’elle vienne vers moi, qu’elle me parle comme avant, en désirant me plaire, en ayant peur d’être grondée, avec cette inquiétude d’une enfant qui sait que de ma fantaisie dépend son bonheur ou son chagrin. Comme j’ai aimé ne pas lui laisser deviner le pouvoir qu’elle avait sur moi, en exerçant celui que j’avais sur elle. Je savais qu’un jour mes efforts seraient payés de retour, qu’elle aura appris à m’obéir et aussi à m’aimer.
Elle n’a pas rouvert mais elle ne vient pas, sûrement elle est encore à sa toilette, elle choisit un bijou dans sa boite. un de ceux que sa mère a laissé pour elle. Je les lui ai donnés, année après année, laissant croire que c’était moi qui les avait achetés. Elle les porte en le croyant, elle m’est reconnaissante. Il y en a encore dans le coffret je pourrais continuer à la gâter sans qu’il m’en coûte.
Elle, elle était si belle, une enfant ingénue aux grands yeux, à la bouche souriante, une voix d’ange… je l’ai aimée comme un fou, je l’aime encore même si elle a changé…
Il peut bien attendre, je ne suis pas pressée de revoir sa triste figure, d’entendre sa voix de reproches et de colère. Qu’il marine un peu, qu’il s’inquiète – bientôt ses inquiétudes auront une fin.
Elle, que croit-elle ? Qu’elle pourrait avoir un autre choix que son vieux prétendant? Moi par exemple ? Que croit-elle m’inspirer, avec son visage tout chiffonné, sa taille épaisse et le geignement que lui arrache son genou quand elle monte l’escalier. Elle minaude et me mange du regard quand je la croise mais même avec dix milles écus de dot, je ne pourrais jamais m’imaginer convoler cette sorcière. Par contre ma petite colombe, mon enfant chérie, comme je serais heureux de garder sa dot et de la mettre dans mon lit.
Il me parle toujours du passé, mais j’ai grandi, je ne suis plus une enfant.
Elle ne vient toujours pas, elle n’a pas rouvert le balcon.
Elle écrit ! une douleur aigue me taraude, par la serrure j’ai vu qu’elle écrivait : quoi ? à qui ? A ce chanteur ? A son journal secret, celui que je lis sans qu’elle le sache, et qui me révèle ses rêves de prince charmant ? Je n’y tiens plus je dois savoir, vérifier, de quoi s’agit-il ?
Il a encore crié, tempêté, il a fait les gros yeux, j’ai eu bien peur ! Heureusement j’ai renversé l’encre sur mon billet et il n’a rien pu lire. J’en ai sur ma robe aussi, elle est toute tachée, mais du coup j’ai pu crier moi aussi, mettre la faute sur lui, c’est vrai, s’il n’avait pas irruption en me faisant sursauter je n’aurais pas tout renversé. C’était obligé, il m’a forcée à le faire, pas question qu’il lise le mot que je préparais pour dire oui à tous les arrangements. Oui j’irais signer le contrat et enfin je serais tranquille. Il faudra faire tremper la robe avec du sel et du vinaigre, j’ai bien peur qu’elle soit perdue, tant pis, j’en aurais d’autres et de plus jolies quand je serais mariée.
Il va souffrir, il va se retrouver bien seul, j’aurais presque pitié de lui, je sais bien qu’il aimait autant ma dot que moi, mais il avait besoin de moi, de ma jeunesse, de mes joies et de mes chagrins, oui c’était un rabat-joie, toujours inquiet, toujours grognon, mais sans moi que va-t-il devenir ?
Il souffre. Depuis que sa nièce s’est enfuie avec ce jeune gentilhomme, Il est tout jaune il a pris dix ans le pauvre homme. Déjà avant il était ladre mais maintenant il est dans la gêne, il laisse tout aller, son habit est plein de taches et tout usé. Avant je le trouvais intéressant, il essayait d’être à la mode, de se pousser du col, d’en imposer, ça m’impressionnait. Maintenant je le trouve plutôt repoussant, je n’ai plus la même tendresse pour ses défauts, son habitude de trancher de tout et de faire son important. Je vois juste un pauvre vieux qui se néglige et radote.
Elle ne me voit plus, me regarde plus, je me sens rejeté, humilié, je n’existe plus pour personne – même pas elle.
Il m’a convaincue, sa constance et sa dévotion l’ont emporté, tout comme sa parfaite honnêteté et douceur de caractère. Je sais qu’il sera là pour moi – et j’essaierai d’être là pour lui jusqu’à la fin.
Elle m’a épousée, elle que ses parents trouvaient trop bien pour moi. Je ne suis pas très riche mais elle l’est pour deux, je ne suis plus très beau mais pour moi elle reste la plus belle et la plus sage. Nous avons passé l’âge des emportements – ses parents ont peut-être été sages de la marier comme il leur convenait, ils ont pensé à son avenir.
Nous avons souffert mais eu des joies aussi, le temps de mûrir, le temps de comprendre et apprécier un compagnonnage où amour et amitiés vont de pair. Nous sommes heureux – dommage d’avoir tant attendu, mais l’aurions-nous été autant si nous nous étions enfuis à 15 ans pour contourner le refus de la famille?
Je les hais tous et toutes, que le diable les emporte !
"La motrice de notre rêve" de Régis MOULU, animateur de l'atelier
Astérie. – Je la vois à l'orée d'un bois,
on la sait souriante
ses yeux frisent,
son désir passe par eux,
deux mèches de perceuses viennent ainsi me chercher
là où je suis,
y compris dans ma pensée…
Freesia. – Oui, elle longerait ce bois
comme si l'assemblée des arbres la regardait,
nul spectateur plus attentif,
plus patient,
plus aimant
et plus comblant qu'un arbre planté…
Astérie. – Oui, elle serait là,
longeant les arbres
avec son envie incompressible de proférer
des mots qui assignent,
qui assiègent,
qui s'installent en nous,
elle userait de sa voix de chaux vive,
toute faite de silice et d'aluminium, c'est entendu,
j'en suis troublée, pas toi ?
Freesia. – Bien sûr que si
parce que ça sonne,
ça sort,
ça claironne,
tout cela pétrit par ses tendres lèvres
qu'on jugerait être des mains de boulanger,
ce genre de mains larges
qui travaillent la nuit,
qui incisent le jour.
Par ses phrases, elle nous dirait
ô combien la vie est un lac
dans lequel on plonge
sans le vêtement de nos habitudes,
sans cette mort qui nous colle à la peau,
on ne l'apprécierait que mieux, n'est-ce pas, Astérie ?
Astérie. – Oui, Freesia.
Et son corps serait en fait une lueur,
une sorte d' « idée-tenaille »
que représenterait la liberté
dans sa meilleure version, celle de l'audace,
sous ses meilleurs auspices, la malice,
de celle qui consacre le désir,
je la contemple…
Freesia. – Oui, je vois bien que tu la contemples
et je la contemple avec toi.
De loin
comme de près,
on dirait un oiseau-lyre,
en tout cas, par-dessus tout, quelqu'un de vrai
et d'invraisemblable à la fois,
tu imagines la bête de scène ?
Astérie. – Pas encore totalement !
Surtout que cette créature tente maintenant
de s'élancer dans le ciel,
oui, on jurerait qu'elle vole
mais elle ne vole pas encore,
c'est juste qu'elle donne l'impression
de toujours voler,
bref, une folie emplumée
qui candidate pour être la plus légère de nos étoiles…
Freesia. – Et c'est une réussite,
à force de trouer l'air,
elle s'embrase dans un oranger,
forge en fusion,
on croirait apercevoir un osso bucco
dont on vient d'ôter le couvercle,
oui, c'est la même surprise
et la même joie,
le même festival d'effervescences,
et il n'y a personne ici
qui cherchera à couper le feu…
Astérie. – Et elle diffuse,
et elle rayonne, irradie, conquiert tous les territoires de l'âme,
assigne, attroupe, fédère,
plaide en fin de compte
pour l'amour de la vie
au travers ses yeux
industrieux comme deux couverts à salade
qui ressortiraient de sa scarole de cheveux,
deux orvets qui chatouillent
l'attention de qui elle croise,
aujourd'hui, nous,
demain nous,
hier nous,
tout le temps, nous…
Freesia. – Oui, comme ça,
juste pour nous arracher un moment
de notre terre natale,
juste pour essayer d'être
avec elle dans un « ailleurs » heureux,
puis sans elle dans un « ailleurs » heureux
Astérie. – Et la forêt nous regarde profondément
comme pour que cela dure un siècle…
Freesia. – Et les fleurs y ajoutent leur pollen
pour que jamais rien ne s'arrête…
Astérie. – Et nous sommes dans cette zone d'influence,
et on bénéficie de tous ces parfums
dont on ne se doute même pas !
Freesia. – Si, un peu quand même
car la fantaisie, cette vieille dame en déshabillé
nous guette,
nous tourne autour,
nous gagne,
nous pousse vers le taillis
fait de chaumes tout chiffonnés
Astérie. – Leur blondeur vaut « palais doré »
dans lequel on s'affale,
on se ressource,
on s'agite
Freesia. – Très vite notre peau devient ambrée,
réverbération ou pas
si bien qu'on nous prend déjà pour deux statues
échappées du château de Versailles,
qui se seraient éloignées de leur bassin
Astérie. – Maintenant, quatre corbeaux nous bordent,
on en a chacune deux
de chaque côté
qui nous font comme deux ailes noires,
deux cœurs à moteur
qui sont en fait deux morceaux de nuit,
deux enfants égarés
que Mère Obscurité ne tardera pas
à remettre dans son panier
où nous nous endormons déjà
Freesia. – Où nous nous endormons déjà
(en hommage à Bernadette Lafont)