SAMEDI 4 mai 2024
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du Nouveau cycle
"Techniques fécondes, tonique faconde"

Animation : Régis MOULU

Thème : Changer de perspectives (mais qui parle ?)

Une même histoire racontée avec des angles différents n'a pas la même force, la même portée, la même singularité. À l'instar d'un réalisateur qui mettrait sa caméra à l'endroit le plus judicieux, ou même parfois à l'endroit le plus cocasse, l'écrivant a à faire ce choix : qui est le narrateur ? Avec quelle identité et quelles caractéristiques parle-t-il ? Quels sont ses buts avoués ou cachés ? etc. Nous allons donc explorer ce parti pris essentiel qui s'avère être une précieuse ressource lorsqu'il est bien choisi et suffisamment défini.

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance :

Écrire une histoire qui brasse deux points de vue ou bien une histoire qui repose sur une polyphonie narrative (plusieurs narrateurs).
Par ailleurs, cette histoire devra comporter les 10 mots suivants : aigu - arracher - boite - chiffonné - fantaisie - genou - nièce - séduisant - tremper - vinaigre.


Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support exposant notamment les caractéristiques d'une bonne narration et l'intérêt de la focalisation a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "L'utile précaution" de Christine MANUEL

- "Quelle mouche l'a piquée ?" de Claudine CARPENTER

- "La motrice de notre rêve" de Régis MOULU

 



"L'utile précaution" de Christine MANUEL


Il arrive, il est inquiet, il a entendu la porte du balcon s'ouvrir. Pourvu qu'il n'ait pas vu qui était là, s'il a entendu mais pas vu, il pourra toujours croire que ça chantait pour la voisine. Elle a un amoureux aussi peu séduisant qu'elle. Elle est vieille, bête, mais elle est riche. Elle aussi. Puisqu'il veut une dot, pourquoi ne veut-il pas l'épouser? Ils seraient bien assortis en âge et en grotesque. Pourquoi diable veut-il son consentement, il est trop vieux, même s'il arrive parfois à l'émouvoir, il a l'âge d'être son père, c'est dégoûtant …
Elle ne répond pas, elle a ouvert sa fenêtre sur le balcon pourtant, elle a entendu les musiciens, elle sait bien que c'est pour elle. Pourquoi n'accepte-t-elle toujours pas de me montrer qu'elle est d'accord ?
Elle se tient tranquille, la porte du balcon est fermée maintenant - mais je ne suis pas sourd, j'ai bien entendu qu'elle a ouvert. Pour voir qui ? Impossible de savoir comment était le chanteur, était-il beau ? Venait-il pour elle ou pour cette folle de voisine?
Elle continue à hésiter, elle n'a rien décidé encore. Je dois être patient. Son père avait dit non autrefois, et elle avait obéi ! à 15 ans c'est ce qu'une fille doit faire. Il l'a mariée à un riche barbon.  Maintenant elle est veuve elle peut bien faire ce qu'elle veut et elle en profite pour me torturer.
Il m'ennuie, je sais bien ce qu'il voudrait, mais je ne suis pas décidée. Qu'il continue à payer les musiciens ca ne me dérange pas, mais pas question de faire autre chose que d'écouter. Je ne l'encourage pas ! ni ne la décourage, c'est si bon d'être demandée et de rester libre d'écouter son cœur.
Il n'a pas encore parlé, pourtant il est bien poli quand je le croise dans l'escalier, il se découvre galamment, il parle bien, je garde l'option ouverte même si je sais qu'il n'est pas très aisé.
Va-t-elle rouvrir la porte du balcon, ou bien venir me voir? J'aime tant qu'elle vienne vers moi, qu'elle me parle comme avant, en désirant me plaire, en ayant peur d'être grondée, avec cette inquiétude d'une enfant qui sait que de ma fantaisie dépend son bonheur ou son chagrin. Comme j'ai aimé ne pas lui laisser deviner le pouvoir qu'elle avait sur moi, en exerçant celui que j'avais sur elle. Je savais qu'un jour mes efforts seraient payés de retour, qu'elle aura appris à m'obéir et aussi à m'aimer. 
Elle n'a pas rouvert mais elle ne vient pas, sûrement elle est encore à sa toilette, elle choisit un bijou dans sa boite. un de ceux que sa mère a laissé pour elle. Je les lui ai donnés, année après année, laissant croire que c'était moi qui les avait achetés. Elle les porte en le croyant, elle m'est reconnaissante. Il y en a encore dans le coffret je pourrais continuer à la gâter sans qu'il m'en coûte.
Elle, elle était si belle, une enfant ingénue aux grands yeux, à la bouche souriante, une voix d'ange… je l'ai aimée comme un fou, je l'aime encore même si elle a changé…
Il peut bien attendre, je ne suis pas pressée de revoir sa triste figure, d'entendre sa voix de reproches et de colère.  Qu'il marine un peu, qu'il s'inquiète ! bientôt ses inquiétudes auront une fin.
Elle, que croit-elle ? Qu'elle pourrait avoir un autre choix que son vieux prétendant? Moi par exemple ?  Que croit-elle m'inspirer, avec son visage tout chiffonné, sa taille épaisse et le geignement que lui arrache son genou quand elle monte l'escalier. Elle minaude et me mange du regard quand je la croise mais même avec dix milles écus de dot, je ne pourrais jamais m'imaginer convoler cette sorcière. Par contre ma petite colombe, mon enfant chérie, comme je serais heureux de garder sa dot et de la mettre dans mon lit.
Il me parle toujours du passé, mais j'ai grandi, je ne suis plus une enfant.
Elle ne vient toujours pas, elle n'a pas rouvert le balcon.
Elle écrit ! une douleur aigue me taraude, par la serrure j'ai vu qu'elle écrivait : quoi ?  à qui ? A ce chanteur ?  A son journal secret, celui que je lis sans qu'elle le sache, et qui me révèle ses rêves de prince charmant ? Je n'y tiens plus je dois savoir, vérifier, de quoi s'agit-il ?
Il a encore crié, tempêté, il a fait les gros yeux, j'ai eu bien peur ! Heureusement j'ai renversé l'encre sur mon billet et il n'a rien pu lire. J'en ai sur ma robe aussi, elle est toute tachée, mais du coup j'ai pu crier moi aussi, mettre la faute sur lui, c'est vrai, s'il n'avait pas irruption en me faisant sursauter je n'aurais pas tout renversé. C'était obligé, il m'a forcée à le faire, pas question qu'il lise le mot que je préparais pour dire oui  à tous les arrangements. Oui j'irais signer le contrat et enfin je serais tranquille. Il faudra faire tremper la robe avec du sel et du vinaigre, j'ai bien peur qu'elle soit perdue, tant pis, j'en aurais d'autres et de plus jolies quand je serais mariée.
Il va souffrir, il va se retrouver bien seul, j'aurais presque pitié de lui, je sais bien qu'il aimait autant ma dot que moi, mais il avait besoin de moi, de ma jeunesse, de mes joies et de mes chagrins, oui c'était un rabat-joie, toujours inquiet, toujours grognon, mais sans moi que va-t-il devenir ?
Il souffre. Depuis que sa nièce s'est enfuie avec ce jeune gentilhomme, Il est tout jaune il a pris dix ans le pauvre homme.  Déjà avant il était ladre mais maintenant il est dans la gêne, il laisse tout aller, son habit est plein de taches et tout usé. Avant je le trouvais intéressant, il essayait d'être à la mode, de se pousser du col, d'en imposer, ça m'impressionnait. Maintenant je le trouve plutôt repoussant, je n'ai plus la même tendresse pour ses défauts, son habitude de trancher de tout et de faire son important. Je vois juste un pauvre vieux qui se néglige et radote.
Elle ne me voit plus, me regarde plus, je me sens rejeté, humilié, je n'existe plus pour personne ! même pas elle.
Il m'a convaincue, sa constance et sa dévotion l'ont emporté, tout comme sa parfaite honnêteté et douceur de caractère. Je sais qu'il sera là pour moi ! et j'essaierai d'être là pour lui jusqu'à la fin.
Elle m'a épousée, elle que ses parents trouvaient trop bien pour moi. Je ne suis pas très riche mais elle l'est pour deux, je ne suis plus très beau mais pour moi elle reste la plus belle et la plus sage. Nous avons passé l'âge des emportements ! ses parents ont peut-être été sages de la marier comme il leur convenait, ils ont pensé à son avenir.
Nous avons souffert mais eu des joies aussi, le temps de mûrir, le temps de comprendre et apprécier un compagnonnage où amour et amitiés vont de pair.  Nous sommes heureux ! dommage d'avoir tant attendu, mais l'aurions-nous été autant si nous nous étions enfuis à 15 ans pour contourner le refus de la famille?

Je les hais tous et toutes, que le diable les emporte !

 

"Quelle mouche l'a piquée ?" de Claudine CARPENTER


(" On ne prend pas des mouches avec du vinaigre ", c'était ce que Sandrine avait envie de dire à sa nièce qui s'était levée de bien mauvaise humeur une fois de plus.)

La jeune fille, qui venait de décrocher son bac, avait emménagé avec elle pour faire ses études. Faire ses études, c'était un bien grand mot, disons qu'elle s'était inscrite à la fac de psycho à Paris III et qu'elle semblait profiter plus de son lit, de sa chambre et de son téléphone que des bibliothèques du quartier ou des milles choses qu'il y a à faire à la capitale. L'idée lui avait pourtant semblé si séduisante au départ, quand son frère l'avait appelée et lui avait demandé si elle pouvait loger sa fille qui voulait absolument venir à la capitale pour faire ses études, elle avait accepté tout de suite. Elle avait bien voulu accueillir la jeune Lilas chez elle dans son appartement du 8e arrondissement pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que cela lui ferait de la compagnie, depuis sa séparation, elle vivait seule dans son grand appartement, parfois les soirées et weekends lui semblaient être des longues plages de vide. Une jeune fille, surtout une gentille jeune comme elle, ça serait quelqu'un à qui parler. Elle s'était dit que cela lui ferait du bien d'avoir une jeune à la maison, un peu de vie et de fantaisie dans sa vie bien trop rangée. Elle adorait la petite qu'elle avait vu grandir de trop loin, a la faveur des fêtes de famille et de très courtes visites les uns chez les autres et son plus sincère désir était qu'elle soit heureuse. Pour elle la condition siné qua non du bonheur était qu'elle puisse faire de belles études dans de bonnes conditions. Elle le savait bien, si Lilas était restée avec son père à Conches en Ouche, elle aurait dû aller à la fac de Rouen en autocar tous les matins. Jamais Gilles n'aurait pu payer un studio à Rouen ou même une voiture à sa fille, la vie était tellement dure pour lui depuis qu'il avait voulu reprendre l'exploitation familiale. Pour Lilas, c'était tellement mieux d'être à la capitale, avec ses musées, sa culture, sa mixité et ses opportunités. En plus, elle était logée, blanchie, nourrie et n'avait à s'inquiéter d'absolument rien sauf d'aller à la fac qui était à 20 minutes de chez elle de porte à porte. La petite était courageuse, une élève brillante et elle méritait toute l'aide qu'elle pouvait lui donner. Elle s'était remémorée sa jeunesse, son arrivée à la capitale, sa chambre de bonne et les petits boulots alimentaires qu'elle avait dû faire pour payer le loyer, le temps de passer l'Agreg. Elle s'était rappelé les amis qu'elle s'était faits, avec qui elle allait à la bibliothèque du Centre Pompidou et les diners qu'ils faisaient les uns chez les autres le samedi soir, les soirées en boite ou dans les bars, les longues promenades le long de la seine en été, les fous rires, les blagues de potache et combien cette période avait été une période d'effervescence, d'apprentissage et de bonheur. C'était à tout cela qu'elle avait pensé quand elle avait dit oui. Elle qui avait pensé amener de la légèreté et de la joie dans son appartement était assise ce matin, en face de cette jeune fille au teint blafard, au regard hagard qui était en train de tremper sa tartine dans son chocolat chaud (dix-huit ans et elle buvait encore du chocolat chaud le matin !) elle se sentait presque trompée sur la marchandise (" Remboursez ! " pensa-t-elle). Elle se força a prendre un ton amical et léger quand elle adressa la parole à Lilas : " As-tu des plans pour ce samedi ? Vas-tu voir des amis ? ". Elle se doutait bien que la petite ne voudrait pas passer son samedi après-midi avec sa vieille tante et n'allait pas lui proposer de l'accompagner au film des Frères Cohen qu'elle avait prévu d'aller voir avec une amie. " Tu sais, continua-t-elle, tu peux inviter des amis à la maison si tu veux, je peux m'arranger pour ne pas être là et vous pourrez profiter de l'appartement. " Peut-être que la petite n'osait pas ramener des amis, qu'elle avait peur qu'elle ne lui tape l'incruste devant ses amis, peut-être que c'était ça le problème ? " Et tes partiels ? Comment les sens tu ? C'est dans quatre semaines, n'est ce pas ? ". Elle avait des collègues professeurs de Psychologie et même psychologues qui pourraient l'aider si elle avait besoin d'aide pour ses examens et même lui prêter les livres qu'elle ne trouverait pas à la bibliothèque. Les réponses de Lilas " Je ne sais pas trop. " " Merci " " Ça va, je les sens bien " étaient courtes, ternes. Ternes comme son visage éteint mais chaque réponse était comme un reproche, une accusation contre laquelle elle ne savait pas se défendre. Lilas était épuisée, elle avait encore très mal dormi. Le bar qui était au rez-de-chaussée de l'immeuble avait fermé tard et comme tous les vendredi soir, les habitués avaient fait un boucan effroyable, le voisin du dessus l'avait réveillée quand il était rentré, accompagné, à deux heures du matin et enfin la circulation, les bip aigus des klaxons l'avaient tirée de son sommeil trop léger a cinq heures du matin et elle ne s'était pas rendormie. En plus, hier, en rentrant de la fac, un type avait essayé de lui arracher son sac, il avait raté son coup et n'avait pas réussi a le prendre mais elle était tombée sur les genoux, ses paumes étaient toutes égratignées et personne ne s'était arrêté pour l'aider. C'est toute seule qu'elle s'était relevée, qu'elle avait vidé le contenu de sa bouteille d'eau sur ses mains ensanglantées et qu'elle était rentrée à l'appartement. Elle s'était réfugiée dans sa chambre pour panser ses plaies morales et physiques. Le torchon ensanglanté était dans sa poche, tout chiffonné elle le mettrait directement dans la machine à laver pour éviter des questions. Et maintenant, ce matin elle était là dans la cuisine, assise en face de Tata, et elle se retenait de ne pas éclater en sanglots pour ne pas lui faire de peine. Trois mois qu'elle était à Paris, encore quarante à tirer si elle ne redoublait pas pensa-t-elle en buvant une gorgée de Nesquik. Y'a vraiment intérêt à assurer aux exams. Elle était rarement montée à la capitale avant d'aller y faire ses études et elle ne s'était pas attendue à un tel bruit, une telle ébullition, une telle violence. Elle avait cru que Paris, ce serait comme les villes qu'elle connaissait mais en plus grand. Mais non, Paris ce n'était pas un grand Evreux ou Rouen, ou elle traînait avec ses copines le samedi après-midi. Paris c'était le bruit constant, la cohue. Paris c'était minéral et froid. Elle regarda sa tante et se demanda si cela avait été pareil pour elle quand elle était arrivée à Paris. Elle se demanda si au départ, elle s'était aussi languie des matins à la ferme, de quand les ululements des hiboux laissaient graduellement la place aux chants des oiseaux en même temps que le soleil se levait. Elle n'allait pas lui demander, car la réponse était sans doute non. Tata, ça avait longtemps été son idole, elle venait à la ferme à toutes les vacances, avec des livres, des histoires, des rires. Elle avait adoré ses visites, toujours attendues avec impatience. Elles allaient se promener dans les champs, elle lui racontait les animaux et les plantes et Tata lui parlait de ce qu'elle avait lu ou vu aux musées. Elle rêvait d'une chose, d'être comme elle quand elle serait grande. Elle s'était donnée à fond pour le bac. Toujours bonne élève, elle s'était surpassée et elle avait été la seule de sa classe a avoir été reçue avec mention. Cela n'avait pas suffi pour obtenir une bourse au mérite comme elle avait espéré et elle s'était résignée à la fac de Rouen, moins prestigieuse mais quand même respectable. Mais papa lui avait dit qu'elle pourrait aller chez sa tante qui avait une chambre dans son appartement ! Le rêve. Comment ne pas accepter ? Ou c'est ce qu'elle avait cru au départ. Tata était gentille, c'était indéniable, mais ce n'était pas ce qu'elle avait imaginé. Leurs relations étaient trop polies, trop distantes. Ses questions, sa sollicitude restaient trop impersonnelles et semblaient interdire tout rapprochement . Peut-être que Papa avait raison, peut-être qu'elle pensait vraiment qu'elle était mieux qu'eux, eux les culs-terreux ? Que voulait Lilas ? Elle voulait sauter dans les bras de sa Tata, lui faire un gros câlin, si possible avec des chatouilles comme quand elle était petite et se laisser envelopper par sa douce odeur de parfum parisien, comme quand elle était petite. Elle voulait que sa Tata l'emmène à Montmartre pour manger des crêpes, pour voir les caricaturistes de la place du Tertre et qu'elles montent toutes les marches du Sacré-Cyœur pour voir paris depuis le ciel… Parce que la tour Eiffel c'est pour les touristes et que nous nous ne sommes pas des touristes ! Hein Tata ?

Tante Sandrine regarda sa nièce qui débarrassait la table, le visage morose. "Tu sais à la cinémathèque, ils ont une rétrospective de cinéma surréaliste, ça pourrait t'intéresser et être utile pour tes examens, les surréalistes s'intéressaient beaucoup à la psychologie et la psychanalyse, tu sais. Je crois qu'ils vont repasser un chien andalou… tu devrais en parler à tes camarades de promo, surtout que c'est gratuit ". " Merci Tata. " répondit Lilas en rangeant le bol dans le lave-vaisselle.



"La motrice de notre rêve" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


Astérie. ! Je la vois à l'orée d'un bois,
on la sait souriante
ses yeux frisent,
son désir passe par eux,
deux mèches de perceuses viennent ainsi me chercher
là où je suis,
y compris dans ma pensée…

Freesia. ! Oui, elle longerait ce bois
comme si l'assemblée des arbres la regardait,
nul spectateur plus attentif,
plus patient,
plus aimant
et plus comblant qu'un arbre planté…

Astérie. ! Oui, elle serait là,
longeant les arbres
avec son envie incompressible de proférer
des mots qui assignent,
qui assiègent,
qui s'installent en nous,
elle userait de sa voix de chaux vive,
toute faite de silice et d'aluminium, c'est entendu,
j'en suis troublée, pas toi ?

Freesia. ! Bien sûr que si
parce que ça sonne,
ça sort,
ça claironne,
tout cela pétrit par ses tendres lèvres
qu'on jugerait être des mains de boulanger,
ce genre de mains larges
qui travaillent la nuit,
qui incisent le jour.
Par ses phrases, elle nous dirait
ô combien la vie est un lac
dans lequel on plonge
sans le vêtement de nos habitudes,
sans cette mort qui nous colle à la peau,
on ne l'apprécierait que mieux, n'est-ce pas, Astérie ?

Astérie. ! Oui, Freesia.
Et son corps serait en fait une lueur,
une sorte d' « idée-tenaille »
que représenterait la liberté
dans sa meilleure version, celle de l'audace,
sous ses meilleurs auspices, la malice,
de celle qui consacre le désir,
je la contemple…

Freesia. ! Oui, je vois bien que tu la contemples
et je la contemple avec toi.
De loin
comme de près,
on dirait un oiseau-lyre,
en tout cas, par-dessus tout, quelqu'un de vrai
et d'invraisemblable à la fois,
tu imagines la bête de scène ?

Astérie. ! Pas encore totalement !
Surtout que cette créature tente maintenant
de s'élancer dans le ciel,
oui, on jurerait qu'elle vole
mais elle ne vole pas encore,
c'est juste qu'elle donne l'impression
de toujours voler,
bref, une folie emplumée
qui candidate pour être la plus légère de nos étoiles…

Freesia. ! Et c'est une réussite,
à force de trouer l'air,
elle s'embrase dans un oranger,
forge en fusion,
on croirait apercevoir un osso bucco
dont on vient d'ôter le couvercle,
oui, c'est la même surprise
et la même joie,
le même festival d'effervescences,
et il n'y a personne ici
qui cherchera à couper le feu…

Astérie. ! Et elle diffuse,
et elle rayonne, irradie, conquiert tous les territoires de l'âme,
assigne, attroupe, fédère,
plaide en fin de compte
pour l'amour de la vie
au travers ses yeux
industrieux comme deux couverts à salade
qui ressortiraient de sa scarole de cheveux,
deux orvets qui chatouillent
l'attention de qui elle croise,
aujourd'hui, nous,
demain nous,
hier nous,
tout le temps, nous…

Freesia. ! Oui, comme ça,
juste pour nous arracher un moment
de notre terre natale,
juste pour essayer d'être
avec elle dans un « ailleurs » heureux,
puis sans elle dans un « ailleurs » heureux

Astérie. ! Et la forêt nous regarde profondément
comme pour que cela dure un siècle…

Freesia. ! Et les fleurs y ajoutent leur pollen
pour que jamais rien ne s'arrête…

Astérie. ! Et nous sommes dans cette zone d'influence,
et on bénéficie de tous ces parfums
dont on ne se doute même pas !

Freesia. ! Si, un peu quand même
car la fantaisie, cette vieille dame en déshabillé
nous guette,
nous tourne autour,
nous gagne,
nous pousse vers le taillis
fait de chaumes tout chiffonnés

Astérie. ! Leur blondeur vaut « palais doré »
dans lequel on s'affale,
on se ressource,
on s'agite

Freesia. ! Très vite notre peau devient ambrée,
réverbération ou pas
si bien qu'on nous prend déjà pour deux statues
échappées du château de Versailles,
qui se seraient éloignées de leur bassin

Astérie. ! Maintenant, quatre corbeaux nous bordent,
on en a chacune deux
de chaque côté
qui nous font comme deux ailes noires,
deux cœurs à moteur
qui sont en fait deux morceaux de nuit,
deux enfants égarés
que Mère Obscurité ne tardera pas
à remettre dans son panier
où nous nous endormons déjà

Freesia. ! Où nous nous endormons déjà

(en hommage à Bernadette Lafont)

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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