Ci-après
quelques textes produits durant la séance,
notamment (dans l'ordre):
- "Mon vol dans l'espace" de Rémi DANO
- "Faut-il vraiment pousser mémé dans les bégonias
?" de Janine BERNARD
- "Vol dans l'espace" d'Angeline LAUNAY
- "L'ultime histoire" de Janine NOWAK
"Mon
vol dans l'espace" de Rémi DANO
J'aurais dû rester sur Terre. Mais je n'étais pas fait pour ça. La gravité
est si liberticide !
J'ai besoin de ça : j'ai besoin d'espace et j'ai besoin de temps. Ca
a toujours été ainsi, depuis tout petit.
J'ai fait astronaute pour quitter la Terre. Je l'ai fait pour partir
dans l'espace. Cela me donne une dimension en plus par rapport au reste
de l'humanité.
D'ailleurs, suis-je encore homme à présent ? On peut en douter car,
quand les terriens lèvent leurs yeux au ciel, ce n'est pas Dieu qu'ils
voient, c'est Moi.
Mais dépasser l'humanité est périlleux et maintenant ma condition me
rattrape. J'aurais peut-être dû rester sur Terre…
Le but de notre mission était d'entretenir la station orbitale " Icare
". Avec ses 20 ans d'âge, elle est la doyenne des stations de contrôles
et de mesures. 90 tonnes de ferraille, d'ordinateurs et de capteurs,
35 786 km d'altitude, une vitesse angulaire de 3 000 m/s dans un référentiel
géocentrique (le seul nôtre parmi tant d'autres million) et trois hommes
embarqués : Mihaïl et Vahishtine, les deux russes, et moi-même.
Il y a trois âmes embarquées ici mais plus qu'un seul cœur qui batte.
Dès notre arrivée sur Icare, les choses ne tournaient pas rond, comme
c'est pourtant de rigueur dans l'espace. Le tiers de nos ordinateurs
ne fonctionnait plus, les batteries principales ne se rechargeaient
plus qu'à 40% et il y avait des fuites… plein de fuites : de l'azote
(que l'on utilise pour refroidir les circuits électriques), de l'huile
et de l'oxygène. Tout partait dans l'espace pour s'en aller gonfler
le vide.
Il n'y avait encore rien d'alarmant à ce moment de nos vies sans gravité.
Les voyants étaient à l'orange, c'est tout. Seulement, une station n'est
pas un vélo : à la moindre erreur, à la moindre inadvertance, c'est
terminé. Et justement, pour nous, ça vient de se terminer il y a quelques
minutes.
L'articulation mécanique qui retenait l'un des deux panneaux solaires,
vitaux pour notre subsistance, était desserrée. Nous nous en étions
aperçus car le voyant venait de s'allumer. Dans ce cas, la procédure
ne nous laisse qu'une seule alternative : reboulonner le tout, comme
un vélo ! Alors pas de magie spatio-temporelle, il n'y a qu'une seule
solution : il faut " sortir ". Comme le mécanicien, ici, c'est moi,
j'ai été désigné volontaire à l'unanimité !
Mais ça ne me dérange pas. Les sorties extravéhiculaires, c'est ce que
je préfère. J'aurais pu faire chercheur et rester à l'abri dans la station
mais j'ai fait mécano pour station orbitale à la dérive pour sortir
à la conquête de l'espace.
J'ai donc enfilé mon scaphandre, vissé mon tuyau d'alimentation en oxygène
et franchi le double sas qui nous sépare de l'infini.
Ca y est, je suis dehors. Juste un instant pour contempler le Soleil,
les étoiles et la Terre. Je suis ému à chacun de nos rendez-vous. Je
les salue, simplement, car dans notre situation il faut se concentrer
sur l'essentiel. Je vole lentement vers le bras défaillant. Je glisse,
je rebondis.
Se déplacer dans l'espace n'est pas évident. Il faut de la patience
et de la dextérité. Mais c'est mon métier et ma passion. Alors je vole.
Je frôle le panneau. Je m'arrête. La grosse rotule, pourtant en alliage
d'acier au manganèse, est salement abîmée. Je me dis que ça ne tiendra
plus très longtemps. Le danger est imminent.
Je sors mon matériel : des pinces, une scie et un fer à souder sous
vide. Je commence mon office. Mais à la première manipulation, je comprends
que nous perdrons l'organe. Et j'avais vu juste car, devant mes yeux
écarquillés, la rotule se déchire lentement dans un terrifiant silence.
Par réflexe, je fais un bond en arrière qui m'exile.
Le bras se plie. Le panneau bascule et part heurter Icare avec force.
Son flanc est éventré. Quelle horreur ! Les tripes de la station se
déversent dans l'espace : les instruments scientifiques, les écrans,
les calepins, les stylos, une guitare, de la fumée grise, un corps sans
vie...
Ca a dû exploser, apparemment, dans la station. Mais pas dans l'espace…
Il n'y a pas d'explosion dans l'espace, il n'y a que du vide. Du haut
de mon promontoire, je suis le témoin privilégié de la fin des choses.
Icare, je le vois, tes ailes brûlent à présent…
Je suis resté un instant à contempler la scène. Puis j'ai vite compris
: c'est silence radio et je suis déjà mort. Mais aurais-je dû rester
sur Terre ?...
Pourtant, mon alimentation en oxygène n'a pas été coupée. Quelle chance
! Ca me laissera le temps de contempler l'univers. Oui, je veux goûter
à ce moment, juste pour quelques minutes.
Je suis perché en retrait du drame et je flotte, sidéré par ce calme
sidéral. J'avance à 3 000 m/s et suis immobile à côté de la ferraille
exsangue.
Je me tourne vers notre planète. Vue d'en haut, la Terre, infiniment
grande, est une boule bleue infiniment petite. Seuls les vortex de nuages
en rotation rappellent qu'il y a de la vie en bas. Par ici, en revanche,
il n'y en aura bientôt plus.
Je reste immobile. Je lévite. J'avale une bouffée d'oxygène. J'ouvre
grand mes yeux. Que c'est beau ! J'ai des pépites d'étoiles dans les
yeux. Je pleurs des larmes d'or. C'est moi le plus heureux des orpailleurs
de l'espace.
Peut-être que le paradis est ici, après tout, là où tout semble à portée
et où la vérité est, d'une façon ou d'une autre.
Je tends mes mains vers le Soleil, de l'autre côté. Je vole imperceptiblement
vers lui. Il me regarde, toujours chaud et rassurant. Nous, qui sommes
sur Terre, nous nous éteindrons tous avec lui.
Je sens les lignes de l'espace-temps me frôler le corps, aussi. Et puis
je caresse le vent solaire qui s'en ira mourir sur la Terre en ses drapés
boréaux. Je fais ma douce danse. Je prends le temps et l'espace.
Je n'en n'ai plus que pour quelques secondes maintenant. Mais mon conduit
d'alimentation me retient à la ferraille morte et me tire vers la Terre.
Tout me pèse. Alors je pose mes gros doigts gantés dessus. Je le déclipse,
je le dévisse, je l'enlève.
Ca y est, j'ai coupé mon cordon ombilical. Maintenant je suis libre
! Maintenant je suis né !
Je suis troublé car, en m'éloignant de la station, en dérivant dans
l'espace, je sens que je respire encore. Je respire à plein poumon !
Quel bonheur ! A présent, je vole vers le néant, je retourne aux miens.
Alors reste… reste, Espace, c'est moi qui viens.
"Faut-il
vraiment pousser mémé dans les bégonias ?" de Janine BERNARD
Ouaou ! Que c'est bon !
La poudre jaune glisse sur mon ventre noir. Elle me lisse le dos, elle
coule le long de mes pattes. Et je m'ébroue comme un cheval fou moi
qui suis si petit.
Ouaou !
L'atterrissage m'a rompu. Le vol de ma première fois.
J'ai accroché ma dernière patte sur le petit rameau dans le vide et
j'ai donné la dernière poussée. Craque ! et hop ! Vide. Trou.
Ouaou ! Looping, plus de cœur, plus de poumon, que de l'air, vent, plénitude
totale !
Et j'ai vu arriver le jaune, le champ jaune, avide de me… (choc) recevoir.
J'ai tiré un coup sec sur l'aile droite, trop tard ! Mon ventre a frotté
tout du long. Poussée aile gauche. J'ai rebondi une fois. Choc. Deux
fois. Choc. Et me voilà ! Le nez dans la caresse jaune. Des lys orangés,
des blancs, des jaunes. Esprit lessivé. Nez plein d'odeurs. Repos. Extase.
Autour de moi ce n'est que neige jaune, ouate où j'enfonce mollement.
Murailles de pétales que j'accroche, patte après patte. Comment, si
petit, je peux escalader d'aussi hauts remparts satinés ?
Je glisse. Fond d'une corolle de lumière orange. Le pollen charge mon
ventre, mon dos, je ne suis plus qu'un gros obèse rayé de jaunes et
de noir.
Oh ! Mille petites langues lèchent mes pattes, mon ventre, mon dos.
La fleur m'aspire. Je me laisse faire. Immobile. Elles respirent la
poudre jaune et s'en collent plein le pistil, me redonnant de plus en
plus d'agilité. Secouer patte droite, puis gauche, ouaou ! On va repartir.
Une grande aspiration, air goulu, poussée du moteur, les ailes à fond.
Montée en flèche, looping, voltige droit devant. Vitesse, air dans les
ailes sous le ventre. Zéphyr, bise, choc. Un narcisse blanc m'avale.
Odeur enivrante. Je n'ai plus de corps tellement il sent bon. Si ivresse
il y a celle-ci m'attire dans le petit œil orangé qui me fixe derrière
le pistil. Je suis hypnotisé.
Le même œil que la petite bourdonne avec qui ma mère m'a appris à voler.
La bougresse m'avait dépassé. Ca m'avait vexé.
Ce n'est qu'un leurre mais je me frotte contre l'œil vif sans vergogne.
Haut hisse, haut de corolle ? Quelle destination.
Au hasard du vent, virage, ailes déployées ! grand voile, droit sur
l'infini.
Ouaou ! Ouaou ! Odeurs ? Pourpre, bleu rose. Aspirer l'air. Avaler du
lilas. Voler dans l'odeur des mille coupoles bleues. On ne sait plus
ou donner de l'aile, du nez, du ventre.
Saoulerie de lilas. Petite brise ? Je mets mon nez dans l'axe. Ailes
prêtes. Foncer. Rouge. Atterrissage rouge. Les coquelicots dodelinent.
Culbute. Je me choque à une grosse boule puis une autre. Je m'entoile
dans le rouge, je m'enroule dans le satin rouge. Que dit mon nez à mon
ventre ? Odeur de sucre ? Aile droite parée à bâbord. Aile gauche, en
avant ! Altitude, odeur, odeur. Mauve, tout est mauve. Accrochage. Ventre
affamé de glycines. Pollen beige. Alourdi de poudre, je " pleus " de
poudre bleue. Plume dans le vent, tout droit…
- Madame ! Madame ! Eh !....
Une main sur son épaule. Une main ferme. Elle a mal au cœur. Un goût
bizarre dans la bouche.
Le chemin. Le gravier. La vision floue devient précise. Les jacinthes
à droite du banc.
Elle est confuse. S'endormir sur le banc du square. Ce que les autres
appellent de la fatigue, elle, elle sait. C'est la vieillesse, la vieillerie
comme elle dit certains matins coincés. Ces quelques minutes d'assoupissement
qui la gagnent, de plus en plus souvent, ces premiers signes de fuite
de cette foutue vie terrestre.
Quelle merveilleuse sensation, pourtant, que ce départ ailleurs sur
la pointe des pieds, au fil de l'air et qui peut entraîner si loin.
Etrange sensation… Voler. Si seulement un jour, un soir, un matin, un
midi, elle pouvait ne plus revenir…
- Merci, monsieur, merci.
Elle se redresse, tapote les quelques mèches fines qui encadrent son
visage.
- Vous m'avez fait peur. J'ai vu votre tête rouler contre le dossier
du banc. Votre sac est même tombé. C'est pas prudent !
Il a de bons yeux, celui là, se dit-elle, des yeux de veaux, mais de
bons yeux quand même. Est-ce que mon bourdon du sommeil avait de bons
yeux aussi ? Dommage. Je n'ai pas vu ses yeux, puisque j'étais dedans.
On ne peut pas tout avoir.
- Ca ira, Monsieur, merci. Merci bien.
- C'est que je suis pompier, alors, moi les grand mères, je les ai à
l'œil !
Elle sourit. Elle se remet bien droite, tire son sac près d'elle.
Il racontera ce soir en rentrant qu'il a vu une petite vieille piquer
du nez et qu'il l'a sauvée d'un vol assuré de son cabas dans le square.
Ce monde a tant de malfrats.
S'il savait, se dit-elle, que mon sac je m'en fous, mais que je me suis
shootée aux fleurs, avec le ventre aussi rond et chaud qu'un gros bourdon.
Le bonheur total.
Elle se lève. Elle tire sur sa jupe et s'éloigne en traînant un peu
les jambes, ses deux carrioles de vie trop lourdes.
Ca doit être confortable de passer l'arme à gauche comme un bourdon
ivre de pollen, d'odeurs sucrées, de couleurs plein les yeux surtout
avec des yeux à mille facettes. Elle a lu un jour, que les bourdons
avaient le vol lourd. Elle, elle ne sentait plus rien en volant, elle
se confondait avec l'air. Plus que des sensations. Et les siennes de
sensations, elles sont si anciennes qu'elle les avait oubliées.
Dans ma prochaine, vie se dit-elle, faut que je demande au Bon Dieu
ou à Bouddha son voisin de palier, de me réincarner en bourdon.
Tant qu'à faire de vivre, autant passer quelques heures seulement sur
la terre à se vautrer dans le pollen et à renifler les fleurs ; plutôt
qu'à s'échiner dans cette peau humaine où la vie et la mort ne font
que s'affronter au plus profond de nos cerveaux.
Elle s'éloigne en soliloquant et elle ferme les yeux.
Quand vous traversez un parc et que vous croisez une petite vieille,
en passant tout près écoutez bien, sûr que vous entendrez sa prière,
ouaou !
"Vol
dans l'espace" d'Angeline LAUNAY
Dans le ciel voyagent les nuages de l'orage… Espace illimité,
profondeur insondable, éternité… Il est assis sur l'une des marches
de sa cellule - c'est comme cela que l'on dit - mais " cellule " fait
penser à " prison " aujourd'hui. Autrefois, " cella " était le lieu
du sanctuaire.
Il mange lentement le contenu de la gamelle qu'un frère lui a déposée.
En même temps, il contemple l'immensité. Il goûte à cette double nourriture
: celle qui lui permet de marcher, de couper du bois, de glisser sur
la neige, et l'autre, qui depuis longtemps déjà est raison de vivre
et consécration de sa conscience.
Tout en mangeant, il pense… au plein, au vide, à l'espérance, au doute
et à l'amour… de qui… de soi, des autres, du Créateur qu'il cherche
sans révolte dans l'irisation de la lumière ou la transparence d'une
goutte de rosée sur l'herbe. Pour l'heure, le voilà rêveur devant la
petite cour carrée qui prolonge sa chambre. Il respire à fond dans le
froid. Une sensation l'envahit… c'est comme s'il n'était plus là… parti
Dieu sait où… son esprit flottant entre deux nuages. Manifestement,
il ne sait plus grand-chose mais, là où il se trouve, la certitude ne
sert à rien. Il n'éprouve ni joie, ni souffrance, ni crainte… Il imagine
le calme glissant sur le calme… cela lui rappelle les auteurs auxquels
il s'intéressait quand il était plus jeune, notamment Aldous Huxley…
" du calme glissant sur du calme ", le " contrepoint des sérénités "…
Son engagement vient-il de si loin ?... comme quoi les arbres montrent
l'exemple en s'enracinant profondément dans la terre.
Il se lève, attrape un fruit dans une corbeille en osier et le croque
en faisant le tour de la courette. Puis il s'installe à sa table de
lecture où deux livres sont posés l'un sur l'autre. Plus rien ne bouge
hormis ses paupières et la main qui tourne la page… le monde de la ténuité
et du silence… une page laisse la place à une autre, le souffle va son
rythme…
Au bout d'un moment impossible à évaluer, il s'agenouille face au mur,
le visage dans ses mains. Seule dépasse une oreille, rougie par le froid.
De temps à autre, il tourne la manette du poêle - il faudra qu'il remette
des bûches -… Il ne sent plus ses mains, ses pieds, son corps. Il pourrait
aussi bien se trouver ailleurs mais il est là, dans les deux petites
pièces qui abritent son univers personnel.
Soudain, son corps s'échappe, se propulse dans l'espace au milieu des
étoiles. Son esprit connaît une accélération étonnante… " C'est bien
moi ", se dit-il ! L'inquiétude ne l'effleure qu'à peine. Il n'en revient
pas de ce voyage, de la vitesse, de cette impression de réalité et de
l'effacement du temps…
Il se demande comment il va retomber sur terre et décide de se faire
confiance. Il comprend que tout peut basculer autour de lui d'un moment
à l'autre, que ses sens lui jouent peut-être des tours mais que ce n'est
pas un rêve… Est-ce ce que l'on appelle un rêve éveillé ? - C'est pourtant
bien lui qui est parti dans le cosmos, même si le phénomène reste inexplicable…
Ce qu'il vient d'expérimenter le stupéfie. Il a du mal à reprendre ses
esprits.
Bientôt la cloche du monastère retentit. Il se lève, réajuste sa tunique,
rabat son capuchon. Dehors, il fait presque nuit. Il se dirige vers
la chapelle et prend place dans une stalle. Toutes les lumières sont
éteintes. Seuls quelques candélabres projettent leurs halos vers le
chœur. Dans cette quasi obscurité, les chants emplissent les âmes de
ces hommes assis en eux-mêmes.
Parmi les caractères trempés dans une encre indélébile, un jeune moine
au crâne rasé ne peut s'empêcher de se remémorer son incursion vers
l'inconnu. En lui, quelque chose s'est déclenché… et il se demande ce
que c'est… Que conclure d'une exploration si inattendue… lorsque son
cheminement ici-bas consiste à l'accomplissement du quotidien rituel
et matériel… Faut-il comprendre qu'il est parfois possible de quitter
sa condition humaine ?... Il est resté comme étourdi par cette découverte.
Et, dans la solennité du dernier office de la journée, il rend grâces
avec encore plus de ferveur.
Etendu sur son lit aménagé dans une alcôve, il ne dort pas. La clarté
de la lune, la réverbération de la neige sur toutes les surfaces extérieures
baignent la pièce d'une lueur étrange. Il pense à frère Lomé qu'il a
aidé à regagner sa cellule parce qu'il ne voit plus. Il n'a pas osé
lui parler de sa sortie hors du temps… quoique frère Lomé soit sans
doute le plus apte à envisager la possibilité d'un tel évènement, lui
justement qui ne peut embrasser l'espace du regard. Qu'imagine-t-il
derrière ses paupières définitivement collées ?... - Peut-être s'évade-t-il
à des lieues de l'endroit où son corps se pose… Et pourquoi ce moine
privé de couleurs ne partirait-il pas plus souvent que ses frères vers
des destinations insoupçonnables…
Immense est le silence ! Les couloirs qui résonnent des pas et des chariots
tirés se transforment le soir en tunnels désertés. Quel est ce village
de forêt endormi parmi les rochers ?... Au pied des montagnes dont les
sommets blanchis dominent la masse sombre, le monastère survit, presque
oublié des hommes, d'une respiration qui ne s'essouffle pas. Il abrite
une communauté de cosmonautes de la foi qui se côtoient sans parler,
investis de la mission qu'ils ont choisie. Parfois, ils reçoivent des
directives afin de veiller à l'entretien du vaisseau. Ils se portent
assistance et réfléchissent à la cartographie du ciel. Comme le reste
du monde, ils naviguent à vue mais sans changer de direction… paradoxe
de leur navigation… La pluie et la neige peuvent tomber, les nuages
gris s'amonceler… Leur morceau de planète ne vaut-il pas le grand univers…
Tout réside dans le pilotage de l'engin spatial !
Le sommeil ne vient toujours pas… Comment s'endormir après un tel périple
! Le jeune moine demeure ébloui par ses visions. Il peut maintenant
imaginer l'inimaginable. Il écoute le silence et commence une vie nouvelle,
une vie qui fuit entre ses doigts glacés mais une vie qu'il lui reste
à façonner de ses mains vigoureuses.
Il n'y a pas de solitude. Il n'y a pas de mot de la fin. Il n'y a pas
de sommeil dont on ne peut se réveiller.
"L'ultime
histoire" de Janine NOWAK
Mes Amis, mes Frères,
Me voici face à vous pour la dernière fois. A la prochaine lune, c'est
Souleymane, mon disciple qui me succèdera.
Je l'ai formé avec rigueur, soigneusement, consciencieusement, scrupuleusement,
pendant des années, dans la grande tradition des Griots.
Le voici prêt à prendre la relève.
Je suis vieux ; je suis las ; le temps est venu pour moi de céder la
place.
Les récits que vous avez gravement écoutés, soir après soir, autour
du feu, m'ont été enseignés par mes aïeux, qui les tenaient eux-mêmes
de leurs aïeux, et ainsi depuis la nuit des temps.
Cette transmission orale ne doit subir aucun changement. C'est La Loi.
Les textes doivent être respectés, mot à mot, sans modification aucune.
Voilà pourquoi la formation des Griots est si longue, si délicate. Le
Griot est un livre vivant. Et les formules séculaires, transmises de
génération en génération, ont valeur historique.
La dernière légende contée hier soir, concernait Diallo, mon père spirituel.
Cette nuit, je vais parfaire l'enseignement de Souleymane en lui relatant
une ultime histoire. Cette histoire est la mienne. C'est une histoire
vraie. Il devra la conserver toute sa vie en mémoire. Elle sera son
avant-dernier récit lorsque son tour viendra d'abandonner sa tâche.
Et seulement, à ce moment là, j'entrerai moi aussi dans La Légende.
A présent, mes Amis, mes Frères, merci de nous laisser seuls Souleymane
et moi.
° ° ° ° °
Et le vieux Mamadou, s'adressant à Souleymane :
" J'étais un jeune guerrier Massaï du Nord de la Tanzanie. Après une
enfance insouciante, j'ai subi, jeune adolescent, les rites initiatiques
du passage à l'âge adulte. Mes longs cheveux tressés ont été enduits
d'huile de palme mêlée de terre ocre. On m'a couvert le torse de colliers
de perles bigarrées. Sur mes jambes, des lignes blanches tribales ont
été dessinées. On m'a armé d'une longue sagaie. Ensuite, j'ai dû apprendre
à sauter à pieds joints.
A sauter encore et encore.
A sauter toujours plus haut.
Car les Massaïs sautent pour rester les plus grands. Telle est Leur
Croyance.
Nous chassions, mes compagnons et moi, toute la journée sur de vastes
territoires.
Et le soir, après le repas, nous sautions. J'étais très svelte et des
mois d'entraînement m'avaient rendu fort habile. Cet exercice me grisait.
Or, il arriva qu'une fois, emporté par mon enthousiasme, je pris un
élan plus puissant que jamais. D'un bond démesuré, j'atteignis la cime
des arbres…et me retrouvais soudain…sur un tapis volant, en compagnie
d'un jeune homme richement vêtu !
Conçois, Cher Souleymane, s'il est possible, l'état dans lequel j'étais
!
L'esprit paralysé par la stupeur, après un moment d'extrême étonnement,
je fus saisi d'une grande frayeur.
C'est plus mort que vif que je m'allongeais et m'agrippais convulsivement
au bord du tapis, pour ne pas choir.
Mon compagnon de voyage, l'homme paré de riches vêtements et coiffé
d'un turban, me sourit d'un air obligeant. Sa physionomie était engageante.
Pui il me parla…dans ma langue ! Ses paroles, pleines d'amitié, étaient
apaisantes. Ses intentions semblaient bonnes. Peu à peu, les battements
de mon cœur retrouvèrent un rythme normal et je me mis à l'écouter attentivement.
Et enfin, seulement, je réalisais le merveilleux de la situation. Je
volais ! Je volais comme les oiseaux ! Etait-ce une illusion ? Un rêve
? Non, tout paraissait réel. Je me sentis brusquement transporté de
joie. Quelle aventure !
L'homme se présenta avec la meilleure grâce du monde. C'était un Sultan,
un Prince Hindou. Et ce Prince prenait plaisir à voir mon émerveillement.
Il se tenait assis sur le tapis, jambes repliées en tailleur, très à
l'aise. Il me conseilla d'en faire autant. Un peu inquiet tout de même,
je rampais et réussis à m'asseoir tant bien que mal. Son conseil était
judicieux. Tel que j'étais désormais installé, je maîtrisais beaucoup
mieux la situation et j'avais une vue dégagée. Pour la première fois,
depuis mon arrivée sur ce tapis magique, je m'intéressais à ce qui se
passait autour de moi … et sous moi !
Je découvris un monde nouveau. Dans le soleil couchant, les éléphants,
les girafes qui gambadaient dans la savane, semblaient minuscules. Etait-ce
le pays de Lilliput dont j'avais entendu parler ?
Mais la nuit tombait.
Le Sultan s'allongea confortablement, me conseilla d'en faire autant,
me promettant que je ne courrais aucun risque.
Abruti de fatigue et d'émotions, je sombrais bientôt dans un profond
sommeil.
La fraîcheur inhabituelle du petit matin me tira de ma torpeur. Un reflet
rose nacré venait d'apparaître dans le ciel et l'astre du jour se levait.
Je m'étirais, me demandant une fois de plus, pourquoi les levers du
soleil sont toujours moins éclatants que les soleils couchants… lorsque
la mémoire me revînt ! Aurais-je rêvé cette expérience hors du commun
?
Il n'en était rien. Le Prince, déjà assis guettait mon éveil, une lueur
amusée dans les prunelles. Il me salua fort courtoisement et se fit
un devoir de m'expliquer le panorama qui défilait sous le tapis.
Nous passions, à cet instant précis, au-dessus d'un pays appelé " France
". Nous volions très lentement, au ras des toits d'un village encore
endormi, et je fus stupéfait de découvrir une fontaine d'où coulait
un filet d'eau continu qui résonnait musicalement dans la vasque. Et
personne ne se précipitait pour recueillir ce précieux élément liquide
!
Abandonnant le doux murmure des fontaines, le tapis prit de la hauteur,
de la vitesse, et nous survolâmes bientôt une immensité verte.
Des vaches charnues, lourdes paissaient dans de riches pâturages à la
terre grasse. Les troupeaux succédaient aux troupeaux, et les herbages
s'étalaient à l'infini, au-delà de l'horizon.
Le peuple qui vivait là devait être l'élu des Dieux, sinon comment expliquer
que Dame Nature se montre si généreuse ?
Mon mentor me prévînt qu'une autre surprise - de taille ! - m'attendait
: nous allions passer au dessus de la capitale de ce territoire.
Je n'oublierai jamais le choc que produisit sur moi le survol de Paris
! Ce fut un éblouissement de voir cette immense cité en contre-plongée.
La beauté de la ville me réjouissait le cœur. Il me semblait voir une
gigantesque fourmilière. Les maisons, étonnement hautes, étaient d'un
coloris insolite : c'était un camaïeu de gris aux frontières de l'anthracite.
Et dans le ciel, une espèce de lumière étrange, livide, d'un bleu triste,
succédait au bleu si vif que j'avais toujours connu.
Puis notre course folle reprit. Nous allions, toujours plus loin, toujours
plus au nord. Et tout le temps, le Prince racontait avec complaisance.
Une fois, je fus surpris de remarquer une masse blanche dans le lit
d'une rivière. Il m'expliqua qu'une légende dans ce pays, disait que
mille ans plus tôt, la belle Ophélie, amoureuse du Prince Hamlet, sombra
doucement dans la folie, lorsqu'elle se crut abandonnée de lui. De désespoir,
elle alla se noyer. Et c'est ainsi que depuis, sur le fleuve sombre,
le vent déploie en corolle, les grands voiles du fantôme de la pauvre
morte.
Nous atteignîmes bientôt les régions polaires. Le paysage, emmitouflé
dans un épais manteau de neige, semblait irréel. Les blocs de glace
étincelaient dans l'azur infini.
Inlassablement, je scrutais l'horizon, avide de découvrir de nouvelles
merveilles, de nouvelles fééries. Je sondais du regard, les énigmatiques
profondeurs des flots, espérant apercevoir cet animal marin, plus gros
que nos éléphants, qui porte le nom de baleine.
J'admirais les défilés, gorges encaissées dans les murailles abruptes,
comme de longues blessures dans la chair d'une montagne. Lunaires ou
grandioses, les paysages s'enchaînaient. J'étais cloué par la beauté
du spectacle.
Notre tapis oscillait au gré du vent, mais pourtant le Prince savait
le diriger. Je n'ai jamais compris comment, et il n'a pas jugé utile
de me l'expliquer. Pour le reste, il n'était pas avare de paroles et
je n'hésitais pas à le bombarder de questions auxquelles il répondait
généreusement et avec bienveillance.
Le temps passait, et il fallut songer au retour. Le Prince proposa de
me déposer à l'endroit où il m'avait happé au vol. Mais soudain j'eus
peur ; j'eus peur de moi. Comment expliquer aux miens cette stupéfiante
aventure ? Ils me prendraient pour un fou, ou pire encore, pour un menteur.
Le mieux était de commencer ailleurs, une vie nouvelle, là où personne
ne me connaissait. Je fis part de mon trouble au Sultan. Il estima,
lui aussi, que je devais agir prudemment, et il me félicita pour cette
sage décision.
Après un dernier soubresaut, le tapis me déposa délicatement sur le
sol. Je descendis. Je fixais longuement le visage du Prince, afin de
bien le graver dans ma mémoire. Je savais que je ne le reverrai jamais,
et j'en éprouvais du chagrin. Nous nous dévisageâmes longuement, puis,
une main sur le cœur en signe d'amical adieu, le Sultan, sur son étrange
moyen de locomotion, s'éleva dans les airs et disparut à jamais.
Je marchais quelques temps, arrivais dans le village où nous nous trouvons
aujourd'hui ; j'y fus - bien qu'étant étranger - aimablement accueilli.
Je ne parlais à quiconque de l'expérience inouïe que je venais de vivre.
Toutefois, cette aventure m'avait ouvert les yeux et enrichi l'esprit.
Le chef du village, me prit en amitié, et je devins son fils adoptif.
Combien de temps dura mon voyage dans ces décors grandioses ? Je ne
saurais le dire.
Ce qui me marqua le plus dans ces pérégrinations ?
D'abord, au matin de mon premier réveil, la douce musique du clapotis
de l'eau des fontaines. Et puis, bien sûr, les immenses herbages m'ont
ravi l'œil. En fait, tu le comprends mon jeune ami, tout ce qui nous
fait tant défaut ici, dans notre Pays de vent trop chaud, d'orages dévastateurs,
de soleil trop vif où l'air sent le métal chauffé à blanc.
A présent, au crépuscule de ma vie, il est temps de faire le point,
avec la gravité qui sied aux grands moments.
En observateur lucide, j'ai toujours compris que tout était propice
à la réflexion, à la méditation ; que nous devions toujours vivre en
harmonie avec la nature qui nous entoure et dont nous avons besoin ;
qu'il est bon d'aiguiser notre pensée, comme on affûte une lame sur
une pierre et qu'il faut savoir se borner à l'indispensable.
Quoiqu'on fasse, le temps nous emporte ; alors à quoi bon ces nostalgies
qui remuent en vain un passé à jamais enfoui ?
Lorsque le moment de quitter la vie arrive, s'il est utile et même nécessaire
de faire une sorte de voyage au " Pays des Souvenirs ", il ne faut,
surtout, garder aucune aigreur, aucune rancune. Et c'est l'esprit serein,
l'âme en paix, que l'on s'envolera définitivement dans l'espace, vers
cet au-delà qui nous attend tous ".