Ci-après
quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):
- "Pas de vagues" de Claudine CARPENTER
"Pas
de vagues" de Claudine CARPENTER
" Mademoiselle Taylor, rentrez, je vous en prie. " dit la principale
quand je frappai à sa porte entrouverte. Je poussai la porte, je me
glissai dans son bureau et la refermai silencieusement. Elle me fit
signe de m'asseoir et je tirai la chaise devant son bureau et je m'assis
en attendant qu'elle ait terminé de lire le document qu'elle parcourait.
Mme Chou, Marie de son petit nom, devait avoir la cinquantaine, elle
était une femme de petite taille, trapue qui s'habillait en tailleurs
style années 80 dont les épaulettes carrées ne faisaient qu'accentuer
sa forme de brique. Elle avait des cheveux noirs frisés coupés au carré
qu'elle retenait avec un serre tête en velours épais qui me rappelait
mon enfance. Elle leva ses yeux cerclés de crayon bleu en ma direction.
" Mademoiselle Taylor, je viens de lire votre rapport de visite envoyé
par le rectorat. Pour vous comment s'est-elle passée, cette visite ?
" Elle me regardait fixement, ses lèvres pincées me firent douter le
sentiment optimiste que j'avais eu à la fin de l'inspection. Elles me
firent douter également de l'entretien que j'avais eu avec l'inspectrice
après le cours ou elle avait loué la qualité de mon anglais et été très
encourageante. " Euh… Assez bien je pense… " je parlais d'un ton hésitant.
" Ah, m'interrompit Mme Chou, je lis ici que vous avez exclu cinq élèves.
" " Non, je ne les ai pas exclus, je commençai, ils sont arrivés quinze
minutes après la fin du cours et je les ai renvoyés à le vie scolaire…
" " C'est à la vie scolaire de gérer les élèves que vous ne voulez pas
? " " Non… le règlement dit que je n'ai pas à les accepter avec plus
de cinq minutes de retard… " je commençai à transpirer, remettant en
question ma décision. " Ça ne vous est jamais arrivé d'arriver avec
quelques minutes de retard ? Peut-être qu'ils étaient aux toilettes
? Peut-être qu'ils n'ont tout simplement pas entendu sonner la cloche
? Ils méritent d'être sanctionnés comme ça ? " " Ils n'ont pas été sanctionnés
puisque la vie scolaire me les a renvoyés dix minutes plus tard. A ma
connaissance, ils n'ont eu aucune sanction. " Sa remarque m'avait énervée,
l'inspectrice avait relevé lors de mon entretien que c'était intolérable
que les élèves traitent mon cours comme un moulin " Je vous rappelle
que les enseignants ont le devoir de neutralité bienveillante envers
les élèves. Ces pauvres petits avaient déjà manqué le début du cours
à cause de leur retard et vous les avez renvoyés de cours pour rien,
leur faisant perdre cinq minutes de cours supplémentaires. Il faut que
vous sachiez faire preuve d'empathie pour ces enfants. " Ces enfants…
avaient déjà été enfants bien longtemps. Je repensai à la petite Sonia,
une des retardataires, une longue fille au traits équins dont le rire
ressemblait à un braiement. Elle allait pouvoir voter aux présidentielles
de ce mois de juin et je tremblais en pensant à ce qu'elle ferait toute
seule dans l'isoloir. Donner un tel pouvoir à une cruche pareille… ça
faisait froid dans le dos. On était bons pour Sarkozy, c'est sûr. "
Ces petits sont en troisième, beaucoup d'entre eux n'iront pas au lycée,
vos cours d'anglais sont sans doute les derniers qu'ils auront. Le moins
que vous pourriez faire serait de ne pas les exclure sans raison. "
Madame Chou se redressait sur sa chaise encensée par sa juste colère.
Si je la laissais poursuivre sur sa lancée je ne serais pas sortie de
l'auberge, il était déjà 17h et j'avais vingt minutes de bus, quarante
minutes de RER et quinze minutes de marche pour rentrer de Clichy Sous-Bois
à chez moi. " Oui, madame Chou, je comprends votre point de vue. Je
ne vais plus les exclure de cours pour un retard. Dans le fond, c'était
stupide, ils ont interrompu mon cours deux fois plutôt qu'une. J'ai
perdu du temps. " Je parlais très vite dans l'espoir que si je faisais
sortir mon mea culpa insincère rapidement, il ferait moins mal en sortant.
Peine perdue. " En effet, Mademoiselle, en effet. Cependant, continua
Mme Chou qui gonflait sa poitrine replète, il faut que vous gardiez
bien à l'esprit que le plus important ici, ce n'est pas votre cours
comme vous dites, le plus important, c'est l'éducation à laquelle ces
enfants, français après tout, on le droit. " " Donc… mon cours ne fait
pas partie de l'éducation à laquelle les élèves dont j'ai la charge
ont droit ", j'essayai de comprendre le sens de cette affirmation et
n'y arrivant pas, je rangeai cette pensée dans un des coins de mon cerveau
pour essayer de l'analyser plus tard. Je signifiai cependant à Mme Chou
que j'avais compris en hochant de la tête. " D'ailleurs, ajouta-t-elle,
soyez un peu respectueuse du matériel qui vous a été confié par l'éducation
nationale. Le rapport dit ici que vous avez fait tomber le tableau noir
et manqué de le casser. " La salle 313, au fond du dernier couloir du
dernier étage de l'établissement était la salle qui m'avait été allouée
pour le lundi après-midi. Il s'agissait d'une salle sombre avec un vis-à-vis
sur les HLM ou vivaient la plupart des élèves. La peinture s'était déjà
écaillée depuis belle lurette de ses murs troués et il y avait une odeur
de moisi constante. Elle avait un tableau noir, accroché à par une seule
vis, l'autre était tombée quand le plâtre qui la soutenait s'était effrité.
J'avais déjà signalé le problème au gardien du collège qui m'avait dit
qu'il avait autre chose à faire que de refixer un tableau qui tenait
très bien au défi des lois de la gravité. Cependant, pour être sincère,
j'avais été énervée quand mes retardataires étaient revenus, surtout
qu'ils avaient fait un boucan monstre en s'installant à l'arrière de
la salle, et en me tournant pour écrire sur le tableau, j'avais appuyé
un peu fort avec la craie et l'avais fait glisser au sol, en manquant
mon pied de justesse. Donc oui. J'avais fait tomber le tableau noir.
" Euh, j'avançai d'un ton hésitant, j'avais déjà signalé que le tableau
tenait mal. " " Et ensuite, plutôt que d'appeler Monsieur Ben Ali pour
qu'il vienne réparer, vous avez demandé aux élèves que faire puis vous
avez fait porter le tableau à deux élèves pour le mettre en équilibre
périlleux sur deux chaises. " C'était vrai. Très secouée par l'incident,
j'avais décidé de transformer l'évènement en opportunité de faire de
la communication, de la vraie communication. Je m'étais retournée vers
la classe et dit " Oh dear ! What can we do now ? " (" saperlipopette
! Que faire maintenant ? ") Les mains des élèves avaient fusé, avec
leurs suggestions Julien Portero avait proposé de me faire un prix d'ami
sur un joint, Marina avait proposé d'arrêter le cours et de jouer aux
cartes, Miléna me demanda si je ne m'étais pas fait mal et Mohammed
et Caleb, mes deux cancres bienveillants m'avaient proposé en français
d'appuyer le tableau sur deux chaises pour que je puisse y écrire. Ils
s'étaient levés et avaient poussé deux chaises contre le mur derrière
l'estrade et avaient ensuite soulevé le tableau sous mes consignes en
Anglais : " Higher, to the right, push it back like that. Great ! "
j'avais conclu mes consignes (sans lesquelles ils n'auraient sans aucun
doute rien pu faire) d'un " Well done boys ! " retentissant qui avait
été suivi d'une acclamation des élèves de la classe ainsi que quelques
" Especes de Boloss ! " des élèves du fond. " Oui, c'était leur idée
et je ne voulais pas encore arrêter le cours. " Mme Chou mit sa tête
entre ses mains et soupira longuement. " Mademoiselle, qu'allons-nous
faire de vous ? " elle s'arrêta un instant et poursuivit " Vos problèmes
de discipline nous inquiètent, c'est bien pour cela que nous avions
demandé cette inspection, pour vous aider. Les élèves se plaignent de
vous … constamment. Ils ne comprennent pas votre anglais. " " Ah oui,
ils ne comprennent pas mon anglais, en effet, c'est un problème. " "
En effet, il faudrait que vous fassiez quelque chose, l'éducation nationale
propose des stages de remise à niveau vous savez. " Le ton de Mme Chou
s'était radouci, était devenu encourageant. " C'est un problème parce
que je suis anglaise… que j'ai grandi dans la banlieue de Londres" mon
ton était sec, la colère que je ravalais depuis le début de l'entretien,
ou plutôt depuis le cinq septembre de cette année était sur le point
de sortir. Je sentais une force noire monter en moi. " Euh. Je ne savais
pas, ce n'est pas écrit sur votre front que vous êtes anglaise… " mme
Chou avait pâli, ses joues couvertes de blush ressortaient dans son
visage, deux plaques cramoisies dans un océan de blanc. " Oui, je peux
peut-être essayer de franciser mon accent mais je ne pense pas que ce
soit une solution ? " " Vous leur parlez trop vite… c'est pour cela
qu'ils ne comprennent rien. " elle commençait à perdre pied mais se
raccrocha " Je ne comprends pas pourquoi vous avez tellement de problèmes,
nous faisons tout ce que nous pouvons pour vous aider, Mme Lalande qui
a débuté en même temps que vous n'a aucun problème de discipline et
elle s'est parfaitement intégrée. " Mme Lalande avait en effet mon âge
et en effet, elle avait très rapidement compris comment tenir ses classes
et garder la pêche pour les récrés et la cantine. Elle accueillait les
élèves assise à son bureau et leur aboyait " Allez ! Vous sortez vos
manuels et vos cahiers, on fait les exercices 7, 8,9 et dix de la page
trente-sept. Je ne veux rien entendre, le premier à parler aura trois
heures de colle ! ". Aucun problème de discipline. Alors que moi avec
mes flash card, mes dvd en VO, je m'efforçais de faire parler mes élèves
en Anglais… J'étais bien cruche après tout. " Mme Lalande est professeur
de mathématiques, on n'enseigne pas les maths comme l'anglais ! " je
maitrisais mon ton avec difficulté. Mme Chou se redressa et me fit un
sourire charmant " Je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas, enseigner
c'est enseigner, il n'y a pas 40000 façons de le faire. " Ma voix quand
je repris la parole était calme et posée : " Madame, je pense que vous
avez raison, je suis trop fragile pour ce métier. Notre entretien m'a
énormément secouée et je ne sais pas si je trouverai la force de revenir
demain matin, ou après-demain. Je vais voir mon médecin pour voir s'il
peut m'arrêter pour quelques semaines. Puis s'il peut prolonger mon
arrêt, et encore le prolonger… jusqu'en fin juin. Ne vous en faites
pas, je ne vais pas vous laisser dans une situation difficile… je reviendrai
en septembre… au moins pour la rentrée.Car je ne compte pas perdre le
bénéfice de mon concours. " Je me levai et sortis du bureau, laissant
la porte ouverte. Puis je descendis jusqu'à la salle des professeurs
ou je vidai mon casier car je ne comptais pas revenir.