Ci-après
quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):
- "Perte d'identité" de Marie-Odile
GUIGNON
- "A Chloé" de Céline CORNAYRE
- "Rouge comme Noël" de Karine LEROY
- "Lettre au bâtonnier" de Mag LOPEZ
- "Josef" de Janine BERNARD


Marie-Odile GUIGNON
"Perte
d'identité" de Marie-Odile GUIGNON
" Je suis qui je suis mais si je ne suis pas qui je suis je ne sais
pas qui je suis ?.. " Qui suis-je...
Qui suit... Je... jeu... " Jeu de main, n'est pas toujours jeu de vil…
" un... un jour...
Un jour, des matins, des midis, des soirs des nuits se sont écoulés...
De longs temps... Si longtemps et lentement encore plus lentement que
le sable qui s'écoule enfermé dans le sablier qu'une main retournerait
sans discontinuer...
Sans discontinuer,
Comme la goutte d'eau fine et perlée,
Qui filtre du rocher
Et glisse enroulée
Sur la mousse dorée
A la surface miroitante De l'onde naissante.
Reflet dedans : Hantise de Narcisse...
isse...isss...si... lent...silence... "
SI... LEN... CE...
Un martèlement sourd (sournois) noie l'atmosphère... Sphère infernale
de mes pensées qui passent et repassent le temps de l'identité en l'enveloppant
d'éternité...
AMNÉSIQUE :
C'est le verdict... Des médecins... Des grands spécialistes, tous des
ISTES compétents dans les diagnostiques...Le HIC, c'est que je suis
bien quelqu'un ? Un être vivant actuellement perdu dans un environnement
intermittent... Avec comme langage le passé, le présent énigmatique,
le futur incertain...
" Quelle heure est-il ?... Elle a sonnée, bien aimé... elle sonnera
encore, trésor... elle sonne toujours, amour... " Bribes de comptines
qui surgissent dans l'esprit, s'impriment et subsistent hors du temps,
factices, futiles dans l'instant de l'écriture...
Un filet ténu retient mes mains cependant que mes doigts s'accrochent
à la mine noire et la font courir sur le papier pâle en dessinant des
arabesques criantes de désir de vérité, d'authenticité, de curiosité
bien placée.
LA MISSIVE :
" ... Afin de repartir d'un bon pied dans la vie, je vous prie de bien
vouloir me dire qui je suis. Je suis tout ouïe, suspendu à votre compétence
perspicace dont l'efficacité n'est plus à prouver. Convaincu que votre
audace me comblera d'une dédicace... etc., etc... "
ACTION EN COURS :
J'entends le cliquetis des touches qui dansent sur les claviers à une
cadence vertigineuse. C'est un fleuve bouillonnant qui s'agite dans
les remous de l'administration et qui s'enfle comme un lac de barrage
hydroélectrique. Encore un peu de clapotis et le mur gris se dresse,
bloquant les flots impétueux à la recherche d'une issue... de secours
?
Je vois des milliers d'étoiles de pixels couvrir les écrans lumineux,
croiser des rubans informatisés, interroger des réseaux internationaux...
Encore quelques étincelles et le feu d'artifice s'achèvent sur :
" Une ERREUR dans votre base de données.. " !
Clic et crac, patatras. Je m'étale, la calamité égale la cavale.
Où vais-je vaguer vaguement maintenant ?
UNE DÉMARCHE :
Deux marches,trois marches,quatre marches, cinq marches, six marches,
sept marches...
Orphée descend aux enfers... Ce n'est pas le septième ciel, c'est l'en-bas,
l'ambassade... Base : partir de là ou partir d'ailleurs, pour se retrouver
ou pour mieux se perdre, encore et encore dans les couloirs et les corridors...
CORPS Y DORT !
Je suis endolori à la fuite de l'ennui, dans l'immensité des songes
insolites, mobiles, immatériels, j'ai sombré...Sombré ? Ho !
Mon sombrero en guise de parasol...
Il n'est pas loin de midi !...
Et le soleil noir de Dufy
Au zénith là-haut
Assombrit le cargo !
Hisse et Ho! Naviguer au gré de la voile des nuages scintillants qui
se mirent dans le vent en déroulant l'ourlet du temps. Le temps de l'éveil,
aurore ou crépuscule.
" Chères administrations qui collectent les évènements de mon existence
temporelle ... etc.,etc.. "...
" Chères caméras, chers satellites, chers vous autres, vos yeux, vos
ondes, vos transmissions, vos archives... etc.,etc.. "...
Qui je suis-je ?... Jeu...
Dans les méandres de mon encéphale se cache, un inconnu ? un original
? un duplicata ? un clone ?

Céline CORNAYRE
"A
Chloé" de Céline CORNAYRE
Bruno fait partie de la France qui se lève tôt. Et ce jour, il va falloir
se lever encore plus tôt. Ce jour est important. L'avenir de sa fille,
Chloé, en dépend.
L'enjeu est de taille : obtenir auprès du rectorat de Rennes (Chloé
et Bruno sont de Saint Malo) le droit d'accès au lycée, en seconde générale,
pour Chloé.
L'affaire est loin d'être gagnée. Chloé est née avec une maladie rare
; Rare ne veut pas dire inexistant. Rare veut dire un enfant sur cinq
mille. Une forme de myopathie qui atrophie les muscles, certes, mais
pas la tête. Lui, son père, le sait. Il sait aussi qu'il va devoir comme
il le fait depuis le CP, se battre.
Se battre pour que l'administration ne confonde pas sa fille avec le
fauteuil, déjà. Le cœur en écharpe, ravaler ses larmes avec des yeux
au même niveau, ensuite. Ne pas trembler de ridiculite, penser les arguments
décisifs/incisifs et oser les exprimer, enfin.
Ouais.
C'est pas gagné.
Un dossier complet a été adressé six mois auparavant. La loi de février
2005 est l'arbre derrière lequel une forêt de procédures diverses et
variées s'opposent et se juxtaposent, jusqu'à l'overdose. C'est quand
même grâce à elle si Chloé a pu rentrer au collège. Dans l'épais grillage
de process et d'idées reçues, il faut croire qu'il y a des ouvertures.
Etroites. Et plus les exigences montent (passage du collège au lycée),
plus elles se resserrent.
Entretien dans 20 minutes. 30 minutes il a. Et il n'aura pas plus.
Il sent le poisson, et ça c'est pas bon.
Et ce n'est pas faute d'avoir mésestimé l'usage du savon. Il est marin
pêcheur, pas cadre supérieur aérodynamique, ça aussi, il le sait.
Sans avoir fait d'études supérieures lui-même, il a su transmettre à
sa fille sa soif d'apprendre, et surtout de comprendre. L'apparence
de sa fille n'altère en rien ses capacités intellectuelles. Oh, ça aussi,
il le sait !
Le regard social est institutionnel a accru sa sensibilité mais ne lui
a jamais fait perdre sa lucidité, ça, elle le sait.
Dix minutes, puis huit, puis cinq, puis la voix qui l'appelle, " Monsieur
Perec, entrez je vous prie ".
Bruno s'avance, se plie sur sa chaise, et parle. Quatre personnes lui
font face. Deux le dévisagent et le scrutent sans indulgence, le troisième
semble plongé dans ses chaussettes et le quatrième incarne la fatigue
et l'endormissement imminent. L'épais dossier de Chloé est ouvert. Il
porte le numéro 3637.
Il a une arme secrète, Bruno : un certificat majeur rédigé et signé
par le principal du collège en personne. Un papier qui peut peut-être
agrandir un peu ce foutu grillage. Juste assez pour que ça passe ! Il
atteste des résultats de Chloé. Il ne parle pas de son handicap, seulement
de ses résultats.
Parce qu'il est là et pas dans les textes, l'argument massue de Bruno,
les résultats de sa fille et les potentiels qu'ils sous tendent. Aucun
décret, arrêté ou circulaire ne dira que Chloé est une élève,
Ce bout de papier, si.
Ne pas chavirer sous l'émotion, ne surtout pas faire dans le mélo (drame).
Le regard administratif peut être pathétique, il n'aime pas le pathos.
Maintenant qu'il est dans l'eau, il n'a pas le choix, Bruno, il faut
qu'il nage. Il développe, mais ne débloque pas, tient bon la barre et
souque haut.
STOP. Les trente minutes s'achèvent et vient le moment des questions.
Le réveil du dormeur fait mal. Il ne dormait pas du tout en réalité.
Il revient, s'étale de tout son long sur le pronostic médical de Chloé.
Bruno n'en peut plus de sentir le poisson, d'endosser un cœur trop gros
pour une écharpe qui, elle, ne l'est pas assez (grosse), et plus encore,
de ce grillage au sens figuré, presque au sens propre avec des yeux
au même niveau.
Il n'en peut plus et argue : " Si un test génétique vous apprenait l'arrivée
inéluctable dans 10 ans précisément (avec la date et l'heure évidemment)
d'un cancer incurable, vous seriez content que l'on vous enlève votre
poste et votre vie actuels ? ".
Aïe.
Gros silence dans la pièce. Rendormissement du dormeur et sourire hypocrite
des chaussettes parlantes. Avec le temps, Bruno a appris à distinguer
le sincère de l'hypocrite, le vrai du faux. Forcément, à force de se
faire avoir…
Retour sur le concret.
Les disponibilités, l'accessibilité, la faisabilité. Tous ces termes
en -ilités que Bruno a appris à apprivoiser, malgré lui.
La construction du lycée est récente, donc adaptée aux handicaps moteurs.
L'auxiliaire qui a soutenu Chloé au collège pourrait faire de même au
lycée, elle habite à mi-chemin entre Rennes et Saint-Malo (deuxième
arme secrète).
Le nombre de classes et d'élèves par classe est limité par rapport à
d'autres établissements, ce qui est facilitant (troisième arme secrète).
L'un des deux regards pas indulgents observe une photo de Chloé agrafée
dans son dossier. Evidemment, elle ne fera pas Miss France. Il glisse
une remarque pleine de sous entendus sur l'aspect physique et l'acceptation.
Et bla, et bla, et bla.
" Si son aspect physique ne l'a pas empêchée de surmonter la bêtise
collégienne, pourquoi n'en serait-il pas de même au lycée ! " se prend
à penser Bruno.
Le gong retentit.
L'entretien est fini.
L'école aussi ?

Karine LEROY
"Rouge
comme Noël" de Karine LEROY
La journée semblait ne plus avoir de fin. Je n'avais qu'un
envie : partir loin, ne pas être là à ma place. Un vrai cauchemar… Toutes
ces lumières qui ne cessaient de clignoter dans la nuit glaciale de
l'hiver et mon collègue, le lutin qui n'arrêtait pas de me lancer des
clins d'œil sournois…Mon visage se durcissait comme du carton-pâte,
j'avais le masque douloureux d'un homme sans visage. On me voyait sans
me regarder, moi ! Mon bonnet me tenait trop chaud et ma barbe ne cessait
de me gratter. Voilà où m'avait emmené ma fabuleuse carrière de comédien
: Père Noël aux " Galeries Lafayette " ! J'étais là debout devant les
vitrines près de la porte d'entrée. Je devais distribuer des bonbons
et poser avec les enfants pour le lutin-photographe. J'avais commencé
à neuf heures ce matin. C'était la fin de l'après -midi et les passants
se faisaient de plus en plus rares alors pour passer le temps soit je
pensais à ma vie, soit je rêvais bien camouflé dans mon costume. Mais
il y avait toujours un gamin excité pour me tirer de ma rêverie :
" Maman, maman, y a le Père Noël ! oh ben dis-donc il en fait une drôle
de tête ! "
De toutes manières, je n'avais plus de bonbons à leur donner. Alors
je me contentais de les regarder d'un air désabusé. Je n'avais plus
la force de sourire ni de parler. J'avais juste envie de leur crier
: " Mais non, je ne suis pas le Père Noël ! Je suis un pauv' type au
RMI qui fait ça pour gagner sa vie ! ".
Le lutin agitait ses clochettes pour amuser les enfants et moi cela
m'énervait de plus en plus. Deux petits garçons sont arrivés en courant
et ont commencé à tourner autour de moi :
" Mais je te dis qu'il n'existe pas ! C'est un faux, tiens regarde !
" Le plus grand essayait de me tirer la barbe. Il sautait pour faire
tomber mon bonnet et puis aussi rapide qu'une mouche, il se baissait
pour soulever mon manteau. Le petit me dévisageait d'un air inquiet.
J'étais paralysé et je ne savais comment faire pour m'en débarrasser.
" Hein que c'est pas vrai que t'existe pas ! "
Le plus grand s'était planté devant moi en me regardant avec ses petits
yeux noirs brillants. D'un coup, je me suis senti devenir aussi rouge
que mon costume. J'ai jeté mes grosses moufles par terre et je l'ai
attrapé par la capuche.
" Ah ! Tu vas voir si je suis un faux, tu vas voir si j'existe pas !
T'as jamais vu le Père Noël en colère, hein ! Alors mon petit bonhomme,
tu vas arrêter sinon je peux t'assurer que je vais pas te ramener de
cadeaux à Noël ". Il s'est mis à pleurer alors je l'ai lâché. Son petit
frère a commencé à pleurer aussi et ils sont partis tous les deux en
courant vers leur mère qui arrivait les bras pleins de paquets. Je ne
sais pas ce qu'ils lui ont raconté mais deux minutes après le chef du
personnel est arrivé. Derrière ses grosses lunettes en verre fumé, il
m'a annoncé froidement que je devais partir et que ce n'était même pas
la peine de demander mon solde.
Je suis parti. Avec le costume. J'avais bien chaud, j'ai juste jeté
la barbe dans la première poubelle qui passait et j'ai marché. J'étais
un peu plus moi-même mais pas tout à fait. Ça m'allait bien comme ça.
On me regardait, des gamins tiraient le bras de leur mère en me montrant
du doigt mais moi je marchais, loin des guirlandes dorées et des étoiles
rouges lumineuses.
J'existais ! et je détestais Noël !
Je suis arrivé sur les quais. Il faisait nuit. La Seine froide semblait
immobile comme un long serpent endormi. J'ai demandé du feu à un clochard.
Je me suis assis sur un banc et j'ai fumé une cigarette en regardant
l'eau sombre. Dans le silence, j'ai vu arriver quelqu'un qui marchait
d'un pas hésitant le long du quai. Il allait passer devant moi quand
tout à coup, il s'est tourné et à continuer à marcher droit vers la
Seine. Je me suis dit, encore un dingue !
Il allait vraiment finir l'air de rien par plonger dedans alors je me
suis levé et je l'ai stoppé en lui serrant le bras.
" Non mais, c'est dangereux par ici ! Vous voulez finir…. ? "
Il y avait devant moi une jeune fille avec des yeux gros comme des poissons,
elle avait un large chapeau ciré qui lui descendait jusqu'au nez. Vraiment
bizarre.
" Oh ! Vous êtes bigleuse où quoi ? Il y a la Seine, là ! C'est de l'eau,
c'est froid, à cette époque c'est pas terrible pour un bain de minuit
! ". Elle ne me répondait pas.
Je lui ai soulevé son chapeau.
" Non mais, faut faire attention où on marche la nuit ! "
Elle a enlevé ses grosses lunettes, vous savez, celles qui ont déjà
des yeux à la place des verres.
Elle : C'est que justement, je ne voulais pas voir où j'allais…
Lui : Mais c'est dangereux !
Elle : Justement, je voulais voir jusqu'où je pouvais aller…
Lui : Sans y voir, vous êtes vraiment bizarre…
Elle : Et vous alors ? On m'avait pourtant bien dit que le Père Noël
n'existait pas !
J'avais complètement oublié mon costume. Je me senti très ridicule.
Elle s'est mise à me sourire.
Elle : Merci Père Noël ! Vous m'avez sauvé la vie !
Elle avait l'air soulagée mais au fond je la comprenais. J'ai pris ma
grosse voix.
Lui : Oui et ne recommencez plus jamais ces vilaines bêtises !
Il y a eu un grand silence. Et puis tout à coup, mon bonnet s'est remis
à clignoter.
Nous avons ri. Nous nous sommes mis à marcher sous la lumière des mes
étoiles rouges clignotantes.
Elle : Vous savez, je n'y ai jamais cru au Père Noël mais là je commence
à y croire…
C'était bien la première fois que quelqu'un croyait en moi… mais je
n'ai rien dit. Nous avons continué à marcher tous les deux dans la nuit
froide de décembre.

Mag LOPEZ
"Lettre
au bâtonnier" de Mag LOPEZ
Lettre adressée à Monsieur le Bâtonnier de la juridiction
de Versailles
Cher Maître
Si je m' adresse à vous, c' est que je suis confronté à un problème
que j' ai bien du mal à résoudre.
Jeune stagiaire au cabinet de Maître Brigard à Saint Mandé, j' aurais
besoin de vos conseils d' aîné et de votre expérience pour m' aider
à y voir plus clair dans le cas qui me préoccupe.
C' est d' ailleurs, si vous me le permettez, plus à l' homme que je
m' adresse qu' au magistrat.
Laissez-moi vous exposez les faits.
A l' occasion du procès de la rue Simon Courvel, j' ai été intrigué
par le comportement de l' avocat général, Maître Langlois Vernuchon,
lors de sa réquisition contre l' accusé René Delvaux.
Même si cette affaire ne dépend pas de votre juridiction, vous n' en
n' ignorez pas les grandes lignes.
Une malheureuse histoire d' incendie de poubelle aux dramatiques conséquences,
certes, puisqu' un pompier y a trouvé la mort mais qui doit être imputée
plus à l'ignorance des conséquences d' un tel acte, qu' au désir de
nuire de l' accusé.
Or, et d' ailleurs la presse s' en est fait l' écho, Maître Langlois
Vernuchon, s' est acharné méthodiquement sur le prévenu avec une une
agressivité constante et une incroyable sévérité dont je crois connaitre
les véritables raisons. Les voici !
Vous savez sans doute que Maître Langlois Vernuchon est un cavalier
émérite. Or, la veille du procès, alors que nous faisions du vélo avec
mon frère, nous l' avons croisé dans les allées du Bois de Vincennes
où il aime à s' entrainer avec sa monture.
Malencontreusement, alors qu' il nous saluait, son cheval a fait une
embardée et il a chuté lourdement sur une souche.
Nous lui avons immédiatement porté secours et, tandis que nous l' aidions
à se relever, il nous a dit textuellement :
" Je suis sûre de m' être cassé une côte, j' ai un mal fou à respirer
! "
Malgré notre insistance, au vu des violentes douleurs qu' il ressentait,
il a refusé que nous appelions les secours, nous disant qu' il consulterait
un médecin plus tard car il devait requérir le lendemain et qu' il ne
pouvait se désister .
Nous avons salué son courage car la douleur imprimée sur son visage
semblait difficilement supportable.
Et voilà bien ce qui me pose problème !....
Je me demande dans quelle mesure son réquisitoire du lendemain était
empreint de la sérénité nécessaire quand il s' agit de rendre justice
et si les douleurs, qu' il cachait si dignement à la Cour, n' altéraient
pas quelque peu son jugement.
La sévérité de la peine requise a autant surpris la Cour que le jury
mais ce dernier l' a quand même suivi dans son réquisitoire, comme le
prouve le verdict et la lourde peine demandée.
Dans quelle mesure donc, son état de santé a-t-il influencé l' impartialité
de son jugement, voilà la question que je me pose.
L' homme dont l' avenir était entre ses mains, ce René Delvaux, aussi
fruste soit -il, est en droit de se le demander lui aussi !
Cher Maître, voilà mon dilemme !
Auriez-vous connaissance d' une affaire de ce genre et comment doit-on
réagir lorsqu' on y est confronté ?
Je vous rappelle qu'un chirurgien n' a pas de droit d' opérer dans un
cas comme celui-là, tout comme un commandant de bord, pas celui de piloter.
Qu' en est-il d' un magistrat ?....
Mon inexpérience fait que je fais appel à vous pour savoir s' il y a
matière à casser le jugement que, pour ma part, je trouve quelque peu
entaché par un élément d' ordre personnel, extérieur à l' affaire.
Quelles raisons peut-on invoquer pour y remédier ? Savez-vous s' il
existe une jurisprudence à laquelle on pourrait se référer en pareil
cas ?
Certes le prévenu est coupable d' avoir mis le feu à cette poubelle
mais il a été démontré qu' il n' était pas en possession de toutes ses
facultés.
Je ne cherche pas à l' absoudre, loin de là, mais je m' interroge pour
savoir si l' état physique ou émotionnel de ses juges n' a pas joué
en sa défaveur. Vingt ans de réclusion dont dix huit de sûreté, ce n'
est pas rien !
Croyez bien, Monsieur le Bâtonnier, que votre point de vue sur cette
affaire m' aidera à mieux comprendre ce que veut véritablement dire
" La Justice est aveugle "
Et surtout, jusqu' à quel point peut-elle l' être !....
Je vous remercie d' avoir pris le temps de lire cette lettre et, dans
l' attente de vos conseils avisés, je vous prie de croire à l' expression
de mon profond respect !
Avocat stagiaire Jérôme Granville

Janine BERNARD
"Josef"
de Janine BERNARD
- Josef, pourquoi t'as pas moufté quand il a commencé ?
Josef Mouflon hausse les épaules et sa capeline rouge descend d'un cran
laissant entrevoir cette partie de lui gonflée de laines sombres.
- Joseph, réponds. C'est un piège. D'abord le pouce et puis après… Mais
Bon Dieu réagit ! C'est pas toi ça !
Josef Mouflon, c'est mon co. Mon " Ensembles ", mon " Toujours avec
moi ". Et le voir affalé dans ses laines, recroquevillé comme un vieux
bébé dans ses langes, ça me bouffe.
Avant, on aurait dit " Ca me troue ". Mais depuis les grands froids,
l'expression est passée de mode. Trop dangereux. Même de le prononcer.
On chasse les trous sur tout ce qui nous enveloppe. Question de survie.
J'ai l'impression de me voir moi, avec le pouce à l'air, prêt à geler
et donc à disparaître à terme, forcément !
L'autre abruti rigolait bien quand il l'a attrapé mon Josef.
- Pas dix séances pour faire durer le plaisir, mon gars. Deux mains,
deux séances. Et puis les deux pieds après. Et tu rejoins les limaces
qui rampent ! Ceux que j'ai déjà attrapés.
Saloperie de temps, saloperie de monde de moufs.
Josef grogne.
- Dors donc, Mouflet. J'ai déjà le pouce à l'air, alors ne m'aère pas
le cerveau.
Et il replie son morceau de lui tout au fond de ce qui lui sert de couverture.
Je l'aime mon Josef. Il est le seul que je connaisse à être aussi adroit
avec ses moufles en peau de zébu. Un truc exotique super rare, avec
le pouce en angora fait avec cette fourrure de petit chien chinois si
rare et une paume de massacreur mais si douce dans le creux que ça en
est à peine croyable.
Il m'aime bien lui aussi en retour, et des fois, il me donne un coup
de paume.
Qui va le défendre demain matin, sinon moi ? Jamais je vais me rappeler
de tout ce que je pourrais dire, ma pensée fuse plus vite que les tourbillons
de neige qui font notre quotidien dans ce monde de moufs.
" Vous tous, (que je dirai) vous tous de ce monde de moufs ".
C'est trop pompeux. Au salon où se tient le juge suprême des moufs,
au dessus de la grotte où Josef et moi on moisit en " garde à moufs
", pas besoin d'enrober les paroles, comprennent que les termes de moufs
simplets, forcément !
Faudrait que je pose ma pensée sur un petit bout de mémoire pour en
avoir la trace. Avant, on écrivait avec les doigts. Les derniers moufs
qui avaient déjà eu maille avec les juges, ils avaient appris, en cachette
à écrire des signes avec leurs pieds. Quand il manque un morceau, on
fait avec ce qui reste, forcément !
Faire vite, quitter les moufles, tracer les signes et vite ré enfiler
les gants. Certains étaient très, très habiles. Ils avaient appris,
forcément !
Mais moi, je sais juste poser quelques signes et c'est déjà beaucoup.
Ma mère disait : " Mouflet, synthèse. T'auras que le temps de quelques
signes avant de geler, faut pas traîner ; Alors synthèse tes mots. T'en
grave un, t'en penses dix. Et tu te rappelleras : Choisir c'est renoncer.
Apprends à graver le bon ! Avec un, ta tête retrouvera les dix autres.
"
C'était quelqu'un ma mère, forcément !
- Josef, je causerai pour toi demain, Josef !
Sa respiration siffle comme dans un nœud coulant. Il peut tout perdre
mon Josef.
Allez, je m'y mets. Ma grosse paluche de moufle attrape un caillou par
terre et de ma poche un vieux bout de peau de serpent bien lisse. Ma
mère m'a obligé tout petit, à toujours en avoir un. Croient tous que
c'est un bandeau. C'est la mode. Mais à l'intérieur il y a assez de
place pour graver quelques dessins cabalistiques.
Devant le juge, je déplierai ma peau petit à petit comme les chapelets
d'avant. Croirons que je prie ou un autre truc de ce style. C'est qu'avec
nos moufles, on peut même pas sentir les trous. Faut juste les mettre
dans notre mémoire et on navigue dans notre tête pour parler, revoir
les signes qu'on a gravés et faire défiler tout ce qu'on veut dire dans
le mental, sans rien oublier. Ils appellent ça la mémoire mental-auditive.
Bref ; C'est pas simple le monde de moufs !
" Vous tous ! (ça je vais bien m'en rappeler), laissez mon Josef tranquille.
C'est un bon gros qu'a des moufles en peau de zébu que vous pourrez
jamais avoir. Vous lui avez déjà déshabillé le pouce au risque de le
lui faire perdre. Pourras plus se moucher, attraper une mouche (non
ça, c'est pas bon. On attrape plus les mouches chez les moufs. Depuis
bien longtemps.
Je suis sûr que le perdreau du dessus a jamais vu une mouche, sait même
pas que ça a existé. Lui, il sait qu'un truc : serrer la moufle d'un
type et tirer dessus. Histoire de le punir et de lui faire perdre ses
doigts. C'est même pas un insecte disparu qu'il a dans le cerveau, c'est
un bout de glace qui fond un peu quand il essaie de trop réfléchir.
Plus ils sont vieux, plus ils sont liquéfiés leur cerveau.
Bon, je continue. Là faut que je fasse un signe bizarre qui ma mère
m'a appris. On dirait un crochet de boucher mais à l'envers. Un vieux
signe. Mais bien commode. " Quand tu te poses un question, tu le graves
" qu'elle disait.
Je reprends.
" Qu'a-t-il fait Josef ? Question. Il a traité votre officier de " moufles
à trous ". En quoi cette saine expression serait-elle une insulte. Et
en quoi, cette image qui traduit un rabaissement dans l'échelle sociale...
(Oh ! là, même le juge suivra pas si ma parole s'emballe).
Plus simple, Mouflet, plus simple.
" L'objet du délit, Monsieur le Juge, vous tous, c'est le mot de mon
Josef. Croque-mitaine. Il s'est laissé aller à cette vision de la main,
encore semi libre, libre de faire des niches, des signes fins avec des
doigts, signes oubliés aujourd'hui, et utilisés encore par les seuls
aliénés encore capables de quitter leur moufles au mépris de tous les
froids.
Mitaine. Et pas n'importe qu'elle mitaine. Croque-mitaine. Quel officier
n'aurait pas pris la mouche ? Si vous me permettez l'image. Car des
mitaines permettent d'attraper des mouches, alors que les moufles, Monsieur
le Juge, notre uniforme à tous par les temps qui courent, ne permettent
même pas un gratouillis sur le bout du nez. Un cheveu qui vous gêne,
ou un eczéma qui vous dévore. Il comprend Josef, qu'il est allé trop
loin et que son mot malheureux, bien qu'imagé, n'était dû qu'à cette
exaspération, cette transpiration que, tous, même vous Monsieur le Juge
des moufs, vous éprouvez, nous éprouvons, quand notre épithélium manuel,
vital, sue sang et eau et que des rougeurs apparaissent nous obligeant
à la plus grande des souffrances, le plus grand des risques : quittez
nos moufles, et bouger le plus vite possible des doigts devenus gourds…
"
(Gourd. Faut que je le grave, celui-là, c'est un mot médical, il fera
de l'effet).
" Je sais Monsieur le Juge, quand dans ce monde de moufs, le pardon
n'est pas de mise. Mais épargnez à mon Josef, une main complète qui
ne se compte pas même sur les doigts d'une seule.
Il n'a pas moufté hier, il ne mouftera pas demain. Je le connais. C'est
pas un gros dégueulasse. C'est un gros nounours. Acceptez ces deux qualificatifs
qui s'utilisent malgré leur antagonisme. "
(C'est fou comme l'amour que j'ai pour mon Josef, vivifie mes mots)
Je ne sais pas d'où je sors mes apostrophes mais sûr que le Juge y sera
sensible ou alors je me mets le doigt dans l'œil ! Tiens elle a disparu
aussi cette expression là. Elle avait failli coûter un pouce à ma mère,
elle le racontait souvent. Elle l'avait utilisé devant un perdreau du
même acabit que ceux du dessus et il avait cru qu'elle se foutait de
lui.
Revenons à ce qui presse.
" Oui, Monsieur le Juge, que votre officier rengaine son ciseau vengeur
qui a déjà découpé le pouce en peau de petit chien chinois de mon ami
Et il n'a pas levé la main, comme le geste de tous les malfrats qui
vous provoquent à longueur de temps. Il a seulement levé son pouce,
comme sa chère maman le lui avait appris quand il était Mouflet comme
moi, pour dire qu'il était content, heureux de vivre et que la vie était
belle.
Et c'est parce que je l'ai bousculé à ce moment là, Monsieur le juge,
alors qu'il adressait ce pouce amical à l'officier que son pouce a dérapé,
se renversant à la renverse, changeant bêtement de direction, passant
du haut en bas, ce que votre officier n'a pas compris, et que voilà
toute la méprise… de cette situation bonobuesque, du nom de notre société
bonobo des temps anciens, dont nous provenons tous, et que certains
contestent, forcément.
Voyez, vous tous, relevons notre pouce devant Monsieur le Juge et devant
Monsieur l'officier en signe de contentement, comme un chien remue la
queue, comme un chat ronronne, à l'image de tous nos ancêtres qui avaient
tout loisirs de leurs signes quand moufles et mitaines ne sortaient
que le temps d'une guignolerie déguisatoire, le temps d'une passe dans
un coin sombre aux temps préhistoriques, ou le temps d'un marché d'hiver
quand la chaleur d'un vin chaud se répandait dans nos mains certaines
nuits d'hiver ".
Avec tous ce fatras que je vais débiter, le juge aura la larme à l'œil,
j'en mets ma main à couper ! Faut que Josef entende ça.
Je déroule ma peau de serpent pleines de signes.
- Josef ! Josef ! Ecoute.
Quand j'ai eu fini, même dans son demi-sommeil, Josef n'a rien dit.
Son pouce était sorti de toutes ses laines, à l'air libre. Ca m'a drôlement
ému et j'ai quitté ma moufle pour le toucher. C'était un truc interdit,
mais ça valait le coup. Son pouce était tout chaud.

Liliane HAYOT

Patricia RENDU

SCRIBUS

Le conditionnment d'Angeline LAUNAY