Ci-après
quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):
- "Les poissons-salsifis" de Régis MOULU
"Les
poissons-salsifis" de Régis MOULU,
animateur de l'atelier
Bon eh bien voilà, l'avarie était fatale. Le bathyscaphe coulait lentement
tel un ascenseur mal entretenu. L'issue devait ressembler à une explosion.
Ah la pression, toujours la pression ! Romuald ne s'en mordait pas les
doigts. Au contraire, ses mains s'impatientaient que ses yeux découvrissent
des nouveautés ondulantes. Et quel festival que ce qui advint : lasagnes
de salades comme prises sous des loupes de grosseurs différentes, poissons-salsifis,
nuage de crevettes irisées par la lumière du plafonnier que constitue
le jour hors de l'eau, serpentin de murène qui chasse ce qui ressemble
à un poulpe particulièrement délié, tout ce monde inédit habitait son
seul et unique hublot transpirant. Les fixations semblaient fragilisées.
Le froid de la vitre glaça son nez lorsqu'il l'y colla. Le spectacle
benthique l'absorbait tellement qu'il n'y prête pas attention : nez
blanc. Aussi respirait-il ce fond marin, élargissait-il son espace à
vivre, son sentiment de liberté, la joie dans ses veines. Des yeux qui
pétillent se dédoublent, se triplent, voyagent beaucoup plus, font d'incessants
allers-retours, bref émulsionnent le cerveau. Une ombre oblongue soudain
couvre le petit amas de tôles déboussolé. Il se voit plongé dans la
même poésie que nous offre un nuage dont l'ombre court sur un vallon.
L'être humain a toujours manifesté un attrait pour ce qui est plus grand
que lui et qui bouge. On éprouve bien un amour pour ce qui nous oblige
à être humble, à sa juste place, voire fragile et en sursis. Peut-être
est-ce la seule façon d'être vraiment " soi ", après tout. Il s'agit
d'un paquebot qui passe. Amande que les ondes rendent limace : une citerne
flottante pleine d'individus, une chance minime d'être secouru. Mais
est-on toujours assez gros dans le radar de l'autre ? Une traînée de
météores bleus le suit, Romuald ne se doutera pas que ce sont des dauphins.
À l'intérieur de son habitacle réduit, l'air est appauvri. Une large
possibilité de vertiges tourne maintenant autour du sinistré. D'ailleurs
ses idées s'associent désormais étrangement. Il est, malgré lui, comme
dans une autre logique, une nouvelle approche de l'existence. Tout est
plus fluide, plus massif, plus vrai … en somme plus fou sans être fou.
Un ban de poissons solidaires offre leur chorégraphie d'oiseaux. Pas
tout à fait des rougets. Leurs gueules relèvent de la magie du masque
africain. Une tribu de sorciers en fin de compte. Pourquoi courtisent-ils
le bathyscaphe à la faveur de leurs géométriques et ésotériques déplacements
? Notre forcené étudie cela de près. Comme quand, enfant, il épuisait
les heures à regarder ici une libellule, là une mante pas si religieuse.
Les animaux ont-ils une imagination pour être à ce point inspirés, décidés,
sûrs de leurs choix comme si en définitive, ils ne choisissaient rien,
tout s'inscrivant dans une liberté, un naturel, une nécessité, une vérité
qui nous dépasse ? De toutes ces observations, Romuald s'en nourrissait,
c'était depuis toujours son lait maternel, notre homme présentait un
beau gabarit. Finalement il était comme au cinéma sauf que l'écran était
rond. Évasion passagère tant il était conscient de dériver, ça faisait
une heure que la manette défectueuse avait lâché, comme cassée à sa
base, conclusion : les petites hélices de propulsion s'avéraient " inopérationnelles
", et le voilà ballotté au gré des courants, et à la longue, emporté
vers le fond, les bas fonds. Il avait mis son plus beau costume : vivre
l'expérience de ses rêves méritait bien cela. Il avait beaucoup économisé
les mois qui précédaient. Avait loué une petite chambre sur le port.
En parlait avec énormément d'enthousiasme à son entourage et aux personnes
qu'il croisait, ces derniers temps, essentiellement des buveurs de bière
au Bar des Grosses Baleines. Mourir lors d'un plaisir n'était pas tout
à fait mourir, après tout. Et le voici, malin comme un homard, à se
réarmer d'une pince afin d'avoir prise sur le bout de métal cassé. En
vain. Mais il aura essayé. " Avec ses ongles ", comme une bête qui serait
dotée d'un meilleur instinct de survie que lui : pas mieux. Nul regret.
Il fut méchamment secoué tout comme son " dodu cloporte de métal ".
Sa tête cogna. La tempe droite. Du sang le maquilla aléatoirement. Sa
face telle une peinture au Palais de Tokyo ! Dans le hublot, une grille
de mots croisés mais sans aucune case noire était apparue. Avec son
doigt, il entreprit d'y placer quelques lettres que la buée naissante
rendit éternelles. Improbable scrabble qui prenait la dimension d'un
bouquet final. Il s'agissait des maillages d'un chalut. Son embarcation,
s'était-elle transformée en cétacé comestible ? Et si on le remontait
à temps, à l'air libre, parmi les thons et les morues, il pourrait de
nouveau programmer une plongée, peut-être même la semaine prochaine
?! Drôle d'impression que de se faire tracter. Un bonheur enfantin l'envahit,
un sourire lui échappa, sa raison ayant perdu les commandes. Le film
de son immersion venait de s'accélérer. Les décors défilaient, et surtout
les espèces maritimes s'intensifiaient en nombre et en variétés au point
de taper contre son bâtiment. Masse remplie de proies agitées comme
le seraient des œufs dans une casserole d'eau bouillante. À l'agitation
suivit l'affolement, à l'affolement la détresse de la proie qui se sait
être " proie ". Ratissage bien infâme, rafle qui fera l'opulence des
assiettes. Il y avait aussi comme " quelque chose proche du bol d'un
mixeur vu de son dedans ". Le chalutier approcha du port. Le filet fut
remonté. Le bathyscaphe découvert. Puis ouvert. Romuald inanimé à l'intérieur.
Des interjections et des commentaires s'additionnèrent. Le sang sur
son visage dessinait une silhouette, une sorte d'homme en houppelande
cramoisie. Un enfant dans l'assemblée des badauds que le drame avait
réanimé vit cette figurine bouger, parler, prophétiser. Une bonne I.
R. M. qui sera inventée à peu près dans trente ans aurait permis d'accéder
à toutes les pensées qui vinrent se ranger dans les étagères de son
jeune cerveau. Cet homme s'appelait Anselme. Il était conte au temps
du Moyen-Âge. Son désir le plus grand était de découvrir une terre inconnue,
là où les hommes savent qu'il n'y a plus d'hommes, là où les animaux
ringardisent nos connaissances, là où la végétation rouvre des possibilités,
là où le spectacle est complet, là où l'inconnu est souhaité, fêté,
honoré et aimé comme un enfant qu'on protège : bref, s'exhalant de la
blessure de Romuald, tout un music-hall de l'espoir s'exprimait.