Ci-après quelques textes produits durant la séance,
notamment (dans l'ordre):
- "Des mots
à couteaux-tirés" de Rémi DANO
- "Silence"
de Janine BERNARD
- "Un immeuble quelconque...
dans une rue quelconque" de Janien NOWAK
"Des
mots à couteaux-tirés" de Rémi DANO
Bonjour, c'est Francis, ça va ?
Je me présente, je suis lanceur de couteaux. Artiste, quoi !
Je vis la grande vie, à 100 à l'heure sur les départementales !
Ca fait 25 ans que je fais le tour du Limousin dans ma camionnette avec
Kelly, mon assistante. Elle est limousine, aussi. Ouais, elle aime bien
la porcelaine...
Elle a été miss : miss Glandon, au sud de Saint-Yriex, sur la départementale
18. Ouais, la géographie c'est mon fort. Je suis obligé, quand on voit
beaucoup du pays comme moi…
Ca fait un bout de temps que je lance des couteaux sur Kelly. Elle ne
dit pas non. Des fois, elle bouge un peu, pour les éviter. Mais enfin
elle est majoritairement attachée.
Sa condition lui déplaît parfois. Un jour, elle a même voulu que je
lui lance des couteaux en plastique. Je lui ai répondu que je voulais
bien faire un petit effort : essayer des coupe-choux, des pics à glace
voire des tisonniers. Mais je n'irai pas plus loin. Non, je ne veux
pas dénaturer mon métier. Le plastique, c'est pour les amateurs ! Et
puis le syndicat des lanceurs de couteaux du Limousin est très strict
là-dessus…
En même temps, je la comprends. C'est vrai que je ne l'ai pas ratée,
sans mauvais jeu de mots ! Maintenant, elle n'a plus le physique d'une
miss : elle est un peu scarifiée, comme un chef papou ! Si on mettait
bout à bout les bandes de sparadrap utilisées depuis ces 25 dernières
années, on pourrait faire trois fois le tour de la Terre ! Moi je fais
le tour du Limousin, c'est déjà pas mal…
Ceci dit, il faut qu'elle voit le bon côté des choses : elle a la peau
dure maintenant et elle n'a plus besoin d'aller chez le coiffeur !
Mais attention, hein, je ne suis pas mauvais tireur ! Je touche même
dans le noir, je crois. Le problème c'est que, dans notre numéro, la
roue de bois, elle tourne ! Forcément, c'est plus dur…
Et puis, vous savez ce que c'est : à la kermesse on revoit des gens,
on boit des petits coups…
Enfin, j'ai quand même de la chance de l'avoir, la Kelly. Car je ne
l'ai pas toujours eu en vérité. J'ai même commencé sur des cochons.
Les cochons c'est bien mais c'est petit ; on a vite fait le tour. Et
puis ça attire moins les gens. Par contre c'est mieux pour la triperie
et même quand tu rates, tu manges bien alors tu perds pas ta journée…
Je me souviens quand je l'ai rencontrée, la miss. C'était à la fête
annuelle de Glandon. J'avais raté (ou plutôt touché) Marguerite, ma
truie, la veille en lançant un couteau de boucher. Et je venais céder
le tout à Gaspard, le charcutier, le " roi des andouilles ". C'est là
que je l'ai vue sur l'esplanade, la Kelly, l'écharpe en bandoulière
et la couronne de saucisses en plastique sur la tête. Et là j'ai su
que, si je voulais devenir le plus renommé des lanceurs de couteaux
du Limousin, c'était elle qu'il me fallait !
Et depuis, nous gambadons de villes en villes, nous les saltimbanques
du bonheur, pour lancer nos joies et nos couteaux devant ce parterre
d'yeux émerveillés.
Cependant, il ne faut pas se fier aux apparences ; ça n'a pas toujours
été si facile pour moi. Mes parents, pour ne citer qu'eux, estimaient
sans pertinence ma sensibilité artistique. Et, quand j'étais petit,
mon père, en rentrant le soir de son dur labeur, enrageait de me trouver
rêveur devant l'étal des couteaux de cuisine. Alors il me battait. Ou
il me " mottait ", devrais-je même dire car, comme il était homme de
culture (puisqu'il travaillait la terre), il le faisait avec des mots,
des mots très très compliqués :
Piédestal ! Urticaire ! Bru ! Qu'il me lançait. Et il s'arrachait le
cheveux, frappait les murs, implorait le ciel.
Aristotélicien ! Echeveau ! Phylactère ! Et moi je pleurais, je pleurais,
je pleurais…
Costaude ! Sermon ! Mâchicoulis !
Aaahhh, mâchicoulis…
J'en ai souffert, longtemps et largement. Cela m'a effrayé car je craignais
ces choses que j'ignorais. Alors, pour les apprivoiser un peu, je tentais
de leurs donner un sens :
- Piédestal = pied posé sur un étal
- Urticaire = apothicaire des urètres
- Bru = bruit court
- Echeveau = plusieurs chevals
- Mâchicoulis = manger salement
- Aristotélicien = celui-ci, je n'ai jamais pu lui donner une signification…
Malgré tout, je n'ai pu me guérir complètement. Le mal persistait, je
le voyais bien. Alors j'ai trouvé un autre remède, mon seul vrai exutoire
: le lancé de couteaux. Ca c'est de la thérapie ! C'est quelque chose
pour moi. Et quand je prends mes couteaux et que je lève mon regard
vers la Kelly, ce n'est pas elle que je vois… enfin si je la vois aussi
mais…
Enfin bref…
Ce que je vois surtout, ce sont ces vilains mots. Ils sont là, tout
autour de la roue, dévorant le bois et convergeant vers ma Kelly. Et
c'est là que je rentre en scène :
Et un coup de tranchant pour " le dysfonctionnement " !
Et un coup d'inox pour " l'inhibition " !
C'est ça la vie d'artiste : nous seuls face à nos angoisses et il n'y
a pas de limites. C'est pour ça que j'aime mon métier ; c'est pour ça
que j'y suis bon, quand la roue ne tourne pas.
Maintenant, on pourrait penser que tout va pour le mieux. Mais 25 années
de thérapie ont entraîné chez moi des complications. Et même de grosses
complications…
C'est difficile d'en parler, mais…
Comment dirais-je ?
Je… Je suis comme qui dirait conditionné !
C'est très ennuyeux. Depuis un certain temps, j'ai remarqué que je pratiquais
ce que j'appellerais le " lancé compulsif ". Qu'est-ce que cela signifie
? Eh bien chaque fois que j'entends l'un des mots interdits, je ne sais
pas pourquoi, je lance vers l'imprudent phraseur ce que j'ai sous la
main ou ce qui me passe à portée ! Cela m'entraîne dans des situations
pour le moins compromettantes.
Il y a quelques temps, par exemple, à une soirée karaoké (comme il y
en a beaucoup dans le Limousin), j'ai lancé mon micro sur un badaud
qui avait prononcé le mot " misanthropie ". Egalement, j'ai jeté mon
cornet vanille au nez du petit neveu de la Kelly qui parlait de " lunettes
des toilettes ". C'est vrai quoi, mettre des lunettes aux toilettes
!
Et pas plus tard qu'hier, au marché du cochon de Saint-Yriex, j'ai lancé
un saucisson sec entier sur le coin de l'oreille de Monsieur le Maire
qui avait prononcé le mot " partisan ". Vous vous rendez compte, vous,
un mot comme ça sans " t " à la fin. Pourquoi pas " gourmand " pendant
qu'on y est. Aïe ! Voilà pas que je me lance mon crayon maintenant !
Non, non et trois fois non. De vous à moi, ça ne va plus. Je n'en vois
pas la fin ! Le comble, c'est que je n'ai jamais été aussi précis qu'en
lançant des cornets vanille et des saucissons secs. Quelle misère !
J'ai tout essayé pour me soigner de ce lancé obsessionnel compulsif.
J'ai d'abord été voir le curé, pour qu'il m'exorcise. Mais il parlait
de m'excommunier. D'un mot compliqué à l'autre, j'ai senti qu'il allait
me lancer ceux qu'il ne fallait pas. Et comme la seule chose qu'il y
avait à portée de moi, en guise de représailles, était une vieille dame
recueillie et innocente, j'ai craint l'irréparable et me suis enfui.
Ensuite, je suis allé voir le monsieur avec le pull à losange, les lunettes
et la barbiche. Le psychologue, qu'on l'appelle dans le pays. Et contre
un bon cochon, celui-là m'a conseillé d'aller revoir mon géniteur. Il
m'a dit que c'était lui le responsable et qu'il fallait lui rendre ces
vilains mots qu'il m'avait odieusement inoculé.
Eh bien je ne vais pas me dégonfler ! Et je vais y aller, revoir le
père, la mère et les cochons. Et de ses mots vénéneux à lui, je m'en
irais lui répondre de mes mots-couteaux à moi, que je lancerai fort
et loin.
"Silence"
de Janine BERNARD
Deux personnes (sexe indifférent) sont assises côte
à côte dans une salle d'attente anonyme. Toutes les deux ont des écouteurs
MP3 dans les oreilles.
Elles dodelinent toutes les deux de la tête, visiblement très accaparées
par ce qu'elles écoutent.
A. fredonne en sourdine.
B. remue simplement les lèvres, regarde fixement dans le vide et articule
à intervalles réguliers : " SILENCE ! ".
A. intrigué par ce comportement, retire ses écouteurs, et s'adresse
à B. Il est obligé de toucher le bras de B. pour l'interrompre et le
pousser au dialogue. B. enlève ses écouteurs.
A. : je me présente, Jean Sébastien BOUQ, comme un bouc, mais avec un
Q majuscule pour être plus à l'aise quand je m'assois. (Il s'esclaffe
de sa boutade, attend la réaction de B qui ne bronche pas.)
A. reprend : excusez moi de vous interrompre dans votre " space-time
musical " mais je suis très curieux des musiques du monde. Et féru comme
je le suis, puis-je vous interroger sur le genre de musique que vous
écoutez ?
B. je n'écoute aucune musique, Monsieur.
A. (surpris) : vraiment ? Mais votre MP3 est bien au creux de
vos oreilles ?
B. Il ne fonctionne pas, Monsieur. C'est un MP3 bidon.
A. Bidon ? Comme….
B. Bidon comme factice, Monsieur, du latin factum, farce. Farce comme
farci, farci de SILENCE !
A. (de plus en plus surpris, sceptique) : Mais… à quoi vous sert-il
ce MP3… factice ?
B. A faire semblant d'écouter de la musique. Comme tout le monde. Tout
le monde, Monsieur Bouc avec un Q, aujourd'hui, écoute de la musique.
A. (ébahi) : mais si vous n'écoutez pas de la musique dans votre
MP3… à quoi cet objet vous sert-il ?
B. Mais à m'écouter penser, Monsieur, sans avoir l'air trop con. Cela
remplace aisément la musique. Et je suis comme tout le monde, greffé
au MP3.
A. Mais alors… qu'est-ce que vous entendez ?
B. Moi. Le silence autour et la conversation dans ma tête. Je me parle.
Ca vous gêne ?
A. Aucunement, mais… vous vous parlez… ?
B. Ca ne vous arrive jamais ?
A. Plus maintenant. Avec la musique, je ne m'entends plus penser, c'est
bien plus confortable.
B .Et bien moi, Monsieur, ce qui m'est plus confortable c'est de communiquer
avec moi-même. Avec tous mes moi-même. Ce qui n'est pas une affaire
mince, je vous l'accorde, car nous sommes nombreux à débattre. Mais
croyez moi, cela me prend beaucoup de temps, et remplace aisément la
musique.
(il crie) : SILENCE !
A. : semble éprouver un peu de crainte, mais courageusement revient
à la charge.
A. : Et vous êtes combien de moi ?
B. : Au total, nous sommes quatre. Quatre moi.
A : Moi, avec ou sans " s " ?
B: Comme on veut. Sans " s ", il y a le gémeaux 1, le gémeaux 2.
A : (il compte sur ses doigts) Et ?
B .: Le poisson 1 et le poisson 2. Gémeaux ascendant Poissons Zodiaqualement
parlant, on est 4. 4 à parler, 4 à discuter. Sans arrêt.
A. : Et le mois avec " s " ?
B : Un pour chaque saison. Printemps, été, automne, hiver. Comme les
soldes ou les silence. A votre guise. Silence d'été, soldes d'automne,
silence d'hiver, soldes de printemps. Chaque saison a ses mois, et moi,
j'ai la paix.
SILENCE !
B. : La paix ? 4 moi qui devisent sans cesse, ce n'est pas du silence,
ça doit faire du bruit aussi.
A. : Chacun sa paix, Monsieur, chacun son bruit, chacun sa musique,
chacun son monde du silence.
B. Mais pourquoi dites vous que la musique c'est du bruit ? Moi je suis
adepte de Mozart, Bach, Litz, ou Vivaldi, cela dépend des saisons c'est
classique. Mais ne me dites pas que ces génies là nous ont écrit du
bruit, vous blasphémez ! Le monde entier vous le dira.
A. : le monde entier dit ce qu'il veut, j'ai eu mon temps classique
aussi. Mais depuis la musique a bien changé et le boum boum dans le
MP3 n'est que bruit infernal, aussi je suis passé directement au silence
dans mon MP3 de façade qui leurre le monde entier. Dieu ! que cela est
amusant.
B. Et qu'est-ce que cela vous apporte ?
A. D'être comme tout le monde, bien greffé, et bien vu.
B. Mais votre MP3 est vide ? Vide de musique et vide de sens !
A. Vide de bruit, sûrement. Mais vide de sens, Monsieur, je ne vous
permets pas. Avec ou sans Q majuscule. Je vous laisse seulement réfléchir,
si vous le pouvez encore, (il ricane) au sens des accessoires indispensables.
Au sens du monde et au sens de la vie. (méprisant) mais avec votre MP3…
Question de droit. droit de vivre comme je le veux. C'est mon droit
sans devoir !
Ah ! Ah ! Ah ! (il rit très fort, s'arrête net et crie : SILENCE
!).
B.: Oh ! pardon, je n'avais pas reconnu votre particularité, vous êtes
dans la politique !
A. : Plus. Dieu merci. Perdant, battant, structurant, décapant, travailler
plus pour gagner moins, dégoûtant, écoeurant, non merci monsieur. Aujourd'hui
je me contente de penser par moi-même, ce qui n'est déjà pas si mal.
Pour résister, dans ce monde, c'est l'Idéal. Avec un leurre, je reste
incognito.
B. Et quand vous pensez le bruit des mots ne vous gêne pas ?
A. aucunement. Mes mots défilent sur une bande traçante dans mon cerveau,
je tends la langue quand l'un d'eux me botte, c'est mon côté lézard,
voyez l'idée ? et je mets le mot en bouche, c'est jouissif. Silencieux,
mais jouissif.
B. C'est pour ça que depuis mon arrivée, et que je vous observe, vous
remuez les lèvres ?
A. Exact. Je jouis, sans bruit. Le jeu étant que le mot ne passe pas
le cap des cordes. Pour éviter le bruit évidemment.
B. Les cordes ?
A. Les cordes vocales. Les cordes vocales sont un ring où les mots ont
le droit de se battre, mais sans s'envoler ce qui est le plus difficile.
Sans aller sur le ring, ils restent silencieux. C'est mon jeu à moi.
Mon SUDOKU, avec un KU, K. U. Je suis donc obligé de sévir, parfois
et de crier : SILENCE. Ca suffit. Les mots se taisent. Le ring est vide.
J'ai la paix.
Je suis tranquille. Capito ?
B. Alors, depuis un moment je dois vous fatiguer ?
A Et comment ! .Mais je suis capable de sortir de ma léthargie et de
faire une exception pour confirmer ma règle, mais c'est exceptionnel.
SILENCE !
B. Moi, mon truc, Monsieur, ce serait plutôt la musique. J'adore la
Musique. Le monde entier écoute de la musique, prenez You Tube, partout
en public, en privé.
Si on n'écoute pas de la musique on n'est vraiment : " Vase ".
A. Vase ?
B. Vase-communicant. Qu'on soit vase-communicant ou autre pot, il faut
communiquer. Sinon on se rétrécit comme peau de chagrin. Vous n'avez
pas l'impression de vous rétrécir vous, sans musique, juste avec votre
pensée ?
A. Non je m'écoute penser en silence. Ca me repose du monde.
B. Et vous pensez tout le temps à vous écouter ?
A. Evidemment. C'est le B.A. BA. Et c'est ce qui me fait supporter le
monde. Le poids du monde et surtout de ses conneries.
B. Vous utilisez des mots blessants et bien peu modes. Mais, si je peux
insister, malgré tout, si je peux me permettre, juste une minute. Pour
me faire plaisir, exceptionnellement, mettez votre oreille dans mon
écouteur. Ma musique est formidable et votre opinion me serait…
A. J'ai horreur, Monsieur, de la musique, n'insistez pas. La vôtre,
une autre, ne me fait pas vibrer. C'est tout. La simple idée de communier
dans ce foutu bruit me donne envie de mordre. C'est physique, chimique
et physique. D'ailleurs, écartez-vous, c'est irrésistible, je vais mordre.
Voir s'approcher tout près un MP3 plein de musique… SILENCE ! SILENCE
! (il s'agite nerveusement).
B. (se recule, dégoûté) Quelle horreur ! Comment pouvez vous
réagir de cette manière ! Vivre sans musique, à notre époque, mais c'est….
C'est…. Comme un président sans privilège, une tasse sans queue, un
poumon sans air, un pompier sans échelle, un muscle cardiaque sans sang
!
A. Avec ou sans " g " le sang ?
B. Avec ! sinon c'est le vide, et je suis à cent lieues de suivre votre
pensée !
A. Je vous demande tout, sauf de me suivre. Même en pensée. Surtout
en pensée. Je me suffis à moi-même, Monsieur, en ma qualité de non communiquant.
Dans ma propre tête, mon propre espace, mon propre pays.
B. Vous savez qu'on donne cette nomination à ceux qui arrivent dans
un pays dont ils ne maîtrisent pas la langue ? Vous ne pouvez vous appliquer
ce qualificatif, car vous parlez comme vous et moi, nous parlons la
même langue.
A. C'est vous qui m'avez parlé, moi je ne vous demandais rien. Mes mots
me suffisent, il y a bien longtemps que je me suis retiré du monde et
de sa musique. Aussi, si vous me le permettez, je vous tire mon MP3,
Monsieur BOUQ avec un Q majuscule. Désespéré de vous avoir connu !
Il remet son MP3 et crie : SILENCE !
B. remet le sien et hurle aussi fort : " I feel good !… "
Et la scène repart comme au début, chacun sur chaise.
RIDEAU
"Un
immeuble quelconque... dans une rue quelconque" de Janine NOWAK
Un immeuble quelconque … dans une rue quelconque. Il
est presque vingt heures. Madame Duverger, accoudée à la rambarde de
son balcon, prend le frais. Juste sous elle, trois petites filles adorables
jouent sagement à la poupée, dans le minuscule carré de verdure qui
tient lieu de jardin à sa voisine du rez-de-chaussée. La voici, justement,
cette voisine. Elle vient chercher ses fillettes : " Georgette, Pierrette,
Josette ! Rentrez mes chéries. Le dîner est prêt ! ".
Madame Duverger, navrée, pense : " Comment peut-on encore, en ce début
du vingt-et-unième siècle, affubler de prénoms si détestables, des enfants
aussi charmantes ? Quel manque de discernement, quelle faute de goût.
Enfin, elle a au moins raison sur un point, la voisine : il est l'heure
de se sustenter ". Madame Duverger pénètre dans son appartement et se
dirige vers le couloir des chambres. Elle appelle sa progéniture : "
Ernestine, Proserpine, Janine ! Allez vite vous laver les mains, mes
enfants. Je vais servir le repas ! ".
Au même instant, dans l'appartement qui fait face à celui de la famille
Duverger, Madame Jocelyne Lacassagne, s'affaire dans sa cuisine. C'est
une appétissante quadragénaire, pleine d'énergie. Son mari, toujours
amoureux - ou simplement affectueux, et peut-être aussi, attiré par
les bonnes odeurs - se tient près d'elle, une main posée sur les hanches
dodues de son épouse. " Oh, zut " dit-elle " je n'ai plus de thym !
". " Et vraiment, cela pose problème ? " lui répond-t-il, compatissant.
" Ah je t'en prie, arrête " articule-t-elle, agacée. " Que j'arrête
quoi ? Je te gène dans ton travail ? " rétorque- t-il en retirant vivement
sa main des formes rebondies de sa femme. " Tu n'aimes plus mes câlins
? " ajoute-t-il d'un air canaille. " Non, ce n'est pas ce que tu fais
qui me hérisse, c'est ce que tu viens de dire ! ". Un peu dérouté par
cette véhémence, quelque peu interloqué, il fronce les sourcils, se
gratte la tête, pensif. " Mais je n'ai rien dit…non…vraiment…je ne vois
pas…". " Tu as dit : POSE PROBLEME !!! ". " Euh oui … en effet … j'ai
dit : pose problème … et alors ? ". " Alors, c'est horripilant ! Alors,
toi aussi tu t'y mets ! Alors il n'y a plus moyen de parler normalement
? Avant, quand il y avait un problème, on disait tout simplement : y'a
UN problème. Pourquoi utilise-t-on aujourd'hui ces formules snobinardes
? C'est comme cette expression " tout à fait ". Actuellement, tout le
monde prend un air entendu, tête penchée sur le côté, pour répondre
dans un battement de paupières chargé de gravité et de compréhension
" tout à fait ! " à des phrases aussi banales que " le matin, je me
brosse les dents ". On a l'impression qu'ils viennent de partager un
secret d'état ! Et ce n'est pas tout ; je pourrais citer ce mot " lambda
! ". Que dire de ce mot " lambda " qui nous est tombé dessus, comme
ça, sans prévenir ? Au début, je pensais qu'on nous parlait de la Lambada,
mais je ne comprenais pas ce que cette danse plus ou moins exotique
venait faire dans la conversation !
Et je ne parlerai pas de toute cette collection de nouveaux termes en
" istes " qui grouillent à l'heure actuelle : " visagiste, cuisiniste,
voyagiste, etc., etc., etc. … Et puis, il y a aussi … " STOOOOOOOOOP
!!!!!!! Inutile, Madame Lacassagne ! Voici bien longtemps que votre
mari, fuyant vos jérémiades, est retourné s'asseoir au salon, devant
la télévision.
Les doigts posés sur son orgue Bontempi, le voisin du dessus, Simon
- plus connu dans le show-biz, sous le pseudonyme de " Sim " - peine
à composer son prochain succès. " Ils sont bien gentils, Gilbert et
Maritie Carpentier " pense-t-il, " mais l'enregistrement de l'émission
a lieu demain, et ils exigent une chanson nouvelle. Je ne suis pas une
machine, moi ! Je suis un poète, quelqu'un de sensible, et l'inspiration
ne vient pas sur commande ! Allez, du calme. Je crois que je tiens un
bon sujet. Mais voici une heure que je tourne en rond sur mes " rhododendrons
", et ça n'avance guère ".
Il se met à fredonner :
" J'aime pas, les rhododendrons,
J'aime pas, les rhododendrons,
Parce que, les rhododendrons,
C'est difficile à épeler,
Ce vache de H pour le placer,
C'est pas du nougat ! ".
" Vouais. Bon début. C'est pas mal. Tout ça tient debout. Qu'est-ce
que tu en dis, fillette ? ". La fillette en question, une pétulante
quinquagénaire en fin de décennie, regarde son pauvre père malade avec
un mélange de tendresse et de tristesse, pousse un soupir et répond,
forçant un peu son enjouement : " Oui, Papa. Formidable ! Ca va faire
un tabac. Continue ! ".
Stimulé par ces encouragements, Sim réécrit, comme tous les jours depuis
bientôt deux ans, les textes de ses anciens succès. Avec un air ravi,
il enchaîne : " Et après-demain, je dois passer dans l'émission de Jean
Nohain " 36 chandelles ". J'ai une idée sensationnelle ; quelque chose
de charmant : je serai en costume trois pièces très classique, avec
une couronne de fleurs autour de la tête et je raconterai, en jetant
des pétales de roses, l'histoire d'une nymphe aux pieds mutins ".
Stoïque, la fille de Sim adresse à son géniteur son plus gracieux sourire,
mais pense en même temps que cette nuit, ses rêves - ou plus sûrement,
ses cauchemars - risquent d'être, une fois de plus, peuplés de nymphes
et de rhododendrons, tant ces deux mots - serinés quotidiennement -
l'obsèdent. Et encore aujourd'hui - une chance ! - il semble avoir oublié
la " jolie petite libellule " !
Derrière la porte palière - c'est, décidemment, une maison qui abrite
beaucoup de talents - Christine Murillo, armée d'un bandonéon, met au
point, avec ses deux fidèles complices, son prochain spectacle théâtral,
une adaptation du tome 3 de son " balénié ". La maison est mal insonorisée
et le vieux Monsieur résidant au dessus se prend la tête à deux mains
: " je n'en peux plus ", se lamente-t-il, " de tous ces mots qui n'ont
ni queue ni tête ! J'ai pourtant fait des efforts méritoires : j'ai
acheté le livre (le tome 1) et je l'ai lu avec attention. Ce n'est décidemment
plus de mon âge, ce genre de fantaisies. Je ne suis plus d'humeur à
perdre mon temps en billevesées. Non mais, je vous demande un peu !!!
Par exemple, il est écrit : " Qu'est-ce qu'un zoupard ? C'est la distance
entre le ticket de péage et le bout des doigts tendus ". Voilà. Tout
est du même topo. Où va-t-on ? Mais où va-t-on ? Ah ! Victor Hugo est
bien mort. Pauvre France … ".
Il va bientôt faire nuit. Je passe par la fenêtre et abandonne le vieux
grincheux. Il est temps pour moi de regagner mes pénates.
Mais au fait, c'est vrai ! Je manque à tous mes devoirs ! Je ne me suis
même pas présentée ! Je suis là, je bavarde, je commente et vous ne
savez toujours pas qui je suis. C'est simple : je suis Zobi … Zobi la
Mouche ! Parfaitement … Mais si… Vous savez bien, l'héroïne de la chansonnette
des " Négresses Vertes ", qui a eu son petit succès voici une dizaine
d'années. Hé bien, c'est moi. Enfin, quand je dis " c'est moi ", je
mens un peu. En réalité, c'était l'arrière-arrière grand-mère de mon
arrière-arrière grand-mère ; ou même encore un peu plus loin. Hé oui,
forcément - hélas - l'espérance de vie d'une mouche n'est pas énorme.
Mais je suis de la lignée, de la même dynastie.
Où j'habite ? Au rez-de-chaussée de cette maison peu banale. Je me suis
installée à cet endroit car - et vous allez trouver que je suis fine
… mouche ! - j'entendais partout dire : " Régis, il est gentil ; il
ne ferait pas de mal à une mouche ". Alors…évidemment…c'était tentant.
Oh, en plus, il a un nom tout rigolo, ce Régis ; du genre bouilli… bouillu…ou
mouliné … ou torréfié... Non, ce n'est pas vraiment cela, mais enfin,
bref, quelque chose d'approchant qui fait penser à du café.
Hé bien, désolée, les amis : je dois vous abandonner car je tombe de
fatigue. Vite mon petit coin sombre. Bonne nuit à tous.