Ci-après
quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):
- "Métamorphe, ose !" de Juliette LAETHEM
- "Flou artistique" de Blandine DELGADO
- "Statut de père" de Prescilia BRUNONE
- "Exposition on air" de Marie-Odile GUIGNON
- "Coeur d'argile" de Nadine CHEVALLIER
- "Miranda" de Régis MOULU
"Métamorphe, ose !" de Juliette LAETHEM
Alors qu’elle errait tel un fantôme parmi les statues de la grande salle de la Galerie Borghèse, Lola se trouva soudainement figée devant Apollon et Daphné, sculpture de Bernini dit le Bernin réalisée entre 1622 et 1625, comme cela était indiqué sur l’écriteau.
Captivée, Lola contemplait Daphné ; cette pauvre femme pourchassée par le dieu Apollon et qui, pour lui échapper définitivement, avait obtenu comme dernier recours d’être métamorphosée en arbre. Ses doigts, sa chevelure se changeaient en feuillage et de l’écorce commençait à emmurer son corps nu, dont les formes et les courbes étaient magnifiquement dessinées.
Daphné fascinait Lola. Son corps à elle flottait dans des vêtements amples, trop grands comme pour anticiper sa mue, comme si elle se sentait trop à l’étroit dans sa peau. Du haut de ses quatorze printemps, Lola n’était pas épanouie. Elle était encore fermée, recroquevillée dans son sweat à capuche dont les longues manches dissimulaient ses rameaux timides ; le visage boutonneux de bourgeons roses et des brindilles à la place des jambes comme le disait souvent son père.
Lola avait commencé à douter de son appartenance à l’espèce humaine lorsqu’un jour, plus jeune, elle avait entendu sa grand-mère dire de son grand-père qu’il était un légume ; et, parce qu’à la différence de son petit frère, elle ne s’était pas faite opérer des végétations. D’ailleurs, pendant qu’elle profitait du week-end pour visionner les épisodes de sa série préférée, sa mère disait toujours qu’elle « végétait » ou qu’elle était une « patate de canapé ». Au collège, alors qu’elle préparait un exposé oral avec son groupe de travail, on lui avait dit qu’elle était une vraie plante verte.
Lola enviait Daphnée. Car oui, il y avait bien des moments où Lola aurait préférée être changée en arbre, pour ne pas être remarquée ni être tenue de parler ou d’agir ; pour ne plus ressentir son corps qu’elle haïssait parce qu’il se métamorphosait, poussait, fleurissait de façon trop voyante, si bien que les autres ne le regardaient plus pareil pour la simple raison qu’ils, justement, le regardait. Elle se sentait harcelée par une force obscure et insistante qui la dégoutait, la dépossédait d’elle-même, la rendait prisonnière de son écorce. Elle se sentait comme une écharde au centre d’une masse informe, et finissait par ne plus savoir qui était le corps étranger. Elle aurait voulu s’élaguer au sécateur, garder sa taille d’arbuste.
Subitement Lola se mit à avoir pitié de Daphné. Elle se sentait désolée pour elle, d’avoir vue sa vie gâchée par un homme, de n’avoir pas pu partager un amour réciproque mais d’en avoir au contraire été prise au piège au point de renoncer à son existence. Quelque chose avait manqué ; peut-être Daphné ne s’aimait-elle pas assez pour pouvoir aimer à son tour. Lola, elle, était encore libre. Libre de bouger, libre de courir, libre d’aimer, libre de dire non, libre de devenir elle-même. Oui, son corps changeait : ses boutons allaient faner après s’être transformés en fleurs sublimes ; ses cheveux gras finiraient lustrés par le soleil et bercés par le vent tel un feuillage foisonnant ; ses hanches se feront courbes qu’on aimera enlacer. Lola apprendra à aimer son corps, suffisamment pour pouvoir, un jour, l’offrir à un autre.
La voix de sa grand-mère la délivra finalement de sa métamorphose :
« - Allez Lola, on continue ? A force de rester plantée là tu vas finir par prendre racine ! »
"Flou artistique" de Blandine DELGADO
J’ai reçu il y a peu un nouveau modèle, magnifique et troublant. Désespéré, il venait demander mon aide car, même s’il percevait clairement son existence, ses contours lui apparaissaient comme distendus, ses couleurs indéfinies, ses reliefs incertains, comme ceux d’une entité molle, flottante, non identifiable. Il souffrait beaucoup de cette situation et dans sa quête de connaissance, il avait eu vent de mon don.
J’ai commencé par questionner ses origines, car parfois le terreau du flou de notre existence s’esquisse dans la matière organique de notre création. Du désir et des soupirs poussés sur un sol aride, ne germent souvent que fruits secs et perdus. Peut-être se trouvait là, la source de son ignorance ?
Mais non, car conçu tel un chef-d'œuvre par des huiles de douceur, lors d’un de ces magiques moments d’inspiration, ses jeunes années n’avaient connu qu'amour et admiration. Les difficultés étaient apparues quelque temps après ses premiers pas dans le monde.
Il n’avait pourtant eu aucun mal à se faire connaître et apprécier, c’était au contraire une partie du problème, car ceux qu’il rencontrait s’enflammaient instantanément pour lui. Alors qu’il flottait dans le plus grand vague, tous ces yeux grands ouverts et gourmands l’intimidaient et il percevait nettement dans les regards la volonté de le pénétrer, de découvrir puis d'accaparer son soi-disant secret.
Car étonnamment, il avait sur le monde un regard parfaitement clairvoyant. Si aiguisé, si perspicace, qu’il réussissait sans le chercher à discerner d’une façon incroyable les subtilités de tout ce qui l’entourait. Tout était limpide. Une qualité que beaucoup lui enviaient, d’où, pouvait-on supposer, l’attrait et l’attirance qu’il suscitait. Non… c’était quand il s’agissait de lui que tout restait brumeux, irréel et mystérieux.
Cependant, même pour un expert comme moi, tenter de ravir l’essence d’un modèle qui s’ignore relève de l’exploit ; or celui-ci était une de ces abstractions dans le déni d’elle-même, comme il y en a parfois et dont la nature profonde est presque impossible à déjouer. Mais, j’en avais vu d’autres … Pour autant, il fallait qu’il sache qu’une fois que je l’aurai révélé à lui-même, sa substance changerait de manière définitive. J’insistais… sans possibilité de retour. Mais prêt à tout pour être éclairé, il accepta.
Cela prit du temps et sa résistance inconsciente fut intense. Mais tenace, je l’ai aidé à éclore malgré toutes ses couches de défense naturelles. Je l’ai peaufiné, lui ai dessiné un cadre, ordonné son univers, appris les codes et le langage et lui ai enfin permis d’accéder distinctement aux formes et couleurs dont il était constitué ainsi qu’à son relief.
Cependant comme prévu, au passage, j'ai effacé la vie invisible qu’il était, j’ai soufflé sur la brume qui lui permettait d’ignorer ses imperfections, je lui ai ravi l’accès à l’immatérialité et à la vérité du monde dont la nature l’avait d’abord doté.
Je l’ai dépossédé de cette grâce du génie, innée et enviée, de cette sincérité muette porteuse de tous les messages de la création ; en espérant que le jour venu, à l’entrée du continent inconnu du non-vivant, il n’aurait pas ce grand regret que beaucoup expérimentent, d’avoir été dépourvus toute leur existence de cette “immanquable netteté du flou” … sauf à avoir su prendre au vol et à temps, la seule bifurcation possible, celle des poètes.
Oh oui, ce fut du grand art ! Je lui ai donné corps et l’ai subtilement fait glisser du monde de la vérité, de l'émotion et des sensations vers celui des apparences, des illusions et du mensonge… Mais, comme il me l’avait demandé, de son âme d’enfant, je l’ai débarrassé.
"Statut de père" de Prescilia BRUNONE, texte écrit hors séance, dans les mêmes conditions
J'imagine qu'il n'y a pas de bons jours.
J'imagine que c'est un bon jour… pour se dire au revoir.
J'imagine que tu ne diras me rien. Comme d'habitude.
Tu vas rester de marbre, jusqu'à ce que le camion arrive.
Il faut bien quitter le nid un jour.
Je sais que je n'ai pas été parfait, pas le meilleur, mais, j'ai fait de mon mieux et j'ai appris en faisant. J'ai voulu te façonner à mon image. J'ai fait des erreurs. Je me suis souvent mis en colère. Ça m'a valu de te raccommoder la main. J'avais même pas les bons outils. Mais bon, on habite loin de tout ici… Enfin, on voit plus rien maintenant. Presque plus. Peut-être qu'avec le temps, ça va se lisser, s'éroder . Je ne sais pas si tu vas aimer être dehors t'as tellement passé de temps à la maison. Tu sortais jamais. Presque jamais. Quelques fois pour une expo. C'est étrange, ça va faire un soulagement que tu partes et en même temps un grand vide. Cette pièce c'était la tienne et je vais peut-être devoir changer le sol pour le remettre à niveau, on verra. Ah ! J'entends le camion. Je vais leur dire de passer par l'arrière. Y'a que la que la petite grue peut passer.
"Exposition on air" de Marie-Odile GUIGNON, texte écrit hors séance, quasiment dans les mêmes conditions
Exposition « ON AIR » entre l'art et la science - Tomàs Saracéno 2019.
Voilà. Dans le Palais de Tokyo, il paraît que le commissaire de l'exposition les a débusquées dans les moindres recoins du bâtiment pour les présenter au public. Tant de toiles collectées... Si fragiles... Des enchevêtrements impossibles à démêler !
Des sculptures naturelles ! Certaines, dans un état de décrépitude presque irrécupérables, d'autres ont nécessité la capture de leurs auteurs, encore fallait-il qu'elles ou qu'ils soient en vie... C'est une exposition artistique et scientifique. Son fil conducteur est d'une grande finesse, souple, soyeux, résistant, léger...
Visiteur, l'art a régné dans la nature depuis la nuit des temps, dans nos grottes, nos chemins, nos habitations : l'art de tisser, l'art araignées.
Des curiosités indénouables, l'apanage de curieuses cités indéniables.
A l'extérieur du musée, une file se forme entre deux fils ou câbles, pas de triche pour les filous, c'est l'accès ticket du droit d'entrée, puis la traversée du sas qui s'ouvre dans la pénombre de la première salle. Il s'y précipite est dépité par l'atmosphère sinistre qui règne là.
D'immenses cubes transparents recèlent des tissages de densité variable.
Un repère faiblement lumineux éclaire un repaire.
L'œil dispose, se pose sur l'aranéide qui repose, s'expose, ou se dissimule.
La vision de ces enchevêtrements l'indispose.
Une araignée dans le plafond, il est mal à l'aise.
Le malaise grandit, la tête lui tourne,
il voit des araignées s'allumer et s'éteindre,
il se raccroche au fil qui retient sa vie.
On le propulse dans la salle suivante l'esprit noué par les brins tissés « à la diable des petites artistes ».
il s'englue avec une affaire de fils collants, son esprit s'emballe, c'est un comble !
Du coup il a comme la corde au cou ! Piégé dans la toile d'étoiles !
Sa conscience se bobine.
Il pense à sa femme, demain veuve noire et lui momifié en cocon...
Il voudrait bien se défiler mais la foule des visiteurs s'agglutine autour de lui.
Au secours Spiderman !
Une vibration le secoue, il est ailleurs, il se balance.
Un dédale de fils tendus qui s'entrecroisent d'un mur à l'autre, de haut en bas...
Serait-il devenu tégénaire ?
Il se perd dans un labyrinthe suspendu, un hamac pour Minotaure !
Fi ! Avec ses gros sabots ce taureau géant serait ligoté prestement par les Funambules !
Quel cirque !
Inutile de chercher les petites bêtes, elles grouillent.
Une eurolite accrochée anime leurs dansent.
« N'est-il rien qu'une boule un grand faucheux bien gras qui roule sans pattes ni sans bras... » ?
(Alfred de Musset)
Pris de panique, le cœur chaviré le pauvre homme a le mal de mer.
Pour échapper à la vague déferlante, il cherche un parachute...
Des orbitèles en présentent différents modèles de dentelles, garanties, travail soigné,
avec tyroliennes pour s'y suspendre avant de s'y rendre pour s'y pendre...
Il rêve à une collerette de perles de rosée à offrir à une dulcinée, made in épeire des jardins.
Déstabilisé par un atterrissage forcé, le choc de la réalité le réveille.
L'araignée du soir signe d'espoir de l'aube nouvelle à poindre l'entraîne au point final de la nuit. L'orbite telle la Lune, de l'extrémité d'un couloir, annonce l'espace des espérances scientifiques.
Par là du ciné bientôt car une voix prévoit une projection dans un petit amphithéâtre.
Il s'y rend, s'assoit soit dit en passant sur un coussin de soie ça va de soi.
Les images défilent.
Araignée loup, diodie tête de mort, araignée toupie, les argiopes mygales et compagnie, toutes filmées dans leur milieu naturel construisant sans relâche les œuvres de leurs courtes existences.
Il retrouve son calme et les motivations qui l'ont attiré dans ce musée.
Le documentaire explicite l'intérêt scientifique concernant les différentes structures des fils que secrètent les araignées (finesse, solidité, sonorité etc.). De nouvelles technologies les « copient », des recherches se poursuivent également dans le domaine médical (similitudes neuronales, circuits d'irrigation sanguine, entrelacs des toiles cicatrisantes, structures et compositions chimiques des fils...). Un fil qui en dit long ! Quel filon !
La lumière revient dans cet espace.
Le voyant SORTIE s'éclaire.
Pour clôturer cette manifestation, les visiteurs passent entre les huit pattes, d'environ 11m de hauteur, sous le corps de bronze de « Maman » Œuvre de Louise Bourgeois.
De retour chez lui, il est le héros définitivement guéri de son arachnophobie. Hum...
"Coeur d'argile" de Nadine CHEVALLIER, texte écrit hors séance, dans les mêmes conditions
« Ses mains tâtent la masse souple, ses doigts l’effleurent, s’y enfoncent, la malaxent. La poussière d’étoiles tombe en pluie dans les yeux de Pierre-Louis, son cœur déborde, ses mains dansent, de l’argile surgit un visage de fillette rieuse.
« Ce n’est pas moi qui l’ai faite, dit Pierre-Louis,
c’est mon cœur, cœur de botaniste, cœur de poète, cœur d’artiste, qu’importe, c’est un cœur d’homme, tout simplement, le mien.» » ( A cœur perdu, atelier d ‘écriture d’octobre 2020)
Depuis cette fois où Pierre-Ayraud l’a entraîné à l’atelier de modelage qu’il anime, Pierre-Louis a changé.
Lui qui conduisait des 38 tonnes et n’avait jamais mis les pied dans un musée, conseillé par son ami, il les visite assidûment, s’intéresse maintenant à l’art et plus spécialement à la sculpture.
Il s’interroge.
Sa première expérience sur ce bloc d’argile humide, si belle réussite soit-elle, le laisse inquiet et mal à l’aise.
Comment ai-je pu créer ce visage d’enfant, si ressemblant, si vivant ? Il n’en revient pas et mille questions assaillent son cœur de convalescent, chœur discordant de voix tantôt douces, tantôt criardes,
qui susurrent : c’est la chance du débutant !
qui assurent : c’est la poussière d’étoiles que tu as vue quand tu es tombé dans la boue !
qui insinuent : Dieu n’a-t-il pas fait l’homme avec la poussière de la terre ?
qui réprimandent : arrête, tu ne vas pas te prendre pour Dieu quand même !
Sans prévenir Pierre-Aymard, il se procure un bloc d’argile et tente chez lui de reproduire le miracle.
De la paume, il façonne une pomme ridée. Du pouce, il modèle un nez patate. De tous ses doigts, il pousse la terre souple, creuse des orbites aveugles, pétrit des oreilles sourdes.
Devant cette masse informe, sous le joug d’une détresse naissante, les joues luisantes de larmes, il bout devant ce tas de boue et à coup de poings rageurs, écrase sa création comme un dieu vengeur anéantirait une créature maléfique.
Voilà bien le point final à cette lubie de sculpture ! crie-t-il, le poing levé.
Il n’est point né celui qui me verra de nouveau modeler un nez !
Malgré lui, il cherche à retrouver cette petite fille modèle, cet instant magique de la rencontre avec la poussière d’étoiles dans le parc derrière le stade de foot. Jamais, il ne les revoit, pas de glissade dans les feuilles mortes, pas de rires partagés.
Il doute. A-t-il rêvé ce moment là ? L’a-t-il vécu ?
Il ne sait plus.
A-t-il rêvé sa sculpture ? Non, elle est bien là sur l’étagère. Tous les jours, il la scrute. Elle l’interpelle.
Il regarde aussi les gens, s’émerveille de leur beauté, de leur laideur. Il comprend comme c’est difficile d’être.
Les femmes enceintes le fascinent, qui savent dans leur corps, sculpter un corps si minuscule et pourtant si parfait.
Il aimerait être mère et se moque de lui-même ! Un chauffeur routier ! Comment ça fait d’avoir un enfant dans le ventre ? Lui, avait-il cette fillette dans les doigts sinon dans les entrailles quand il l’a modelée ? Elle est sortie toute seule, sans douleur. Il n’est pas mère mais on peut dire qu’il est père, non ?
Lui qui n’a pas été fichu d’avoir un cœur en bon état, qui n’a pas d’enfant de chair et d’os, il en a un d’argile et de sueur. Comme la vie est étrange.
Il rêve.
Son cœur s’échappe de sa poitrine et part sur les routes, laissant derrière lui dans la poussière du chemin une longue traînée sanglante d’où surgissent des paires de petites filles d’argile rouge aux visages angéliques mais aux corps grossièrement façonnés.
Elles chantent en se tenant de leurs mains moignons difformes, et de leurs jambes sans pieds dansent une farandole autour du cœur saignant qui éclate soudain en mille éclats de lumière écarlate.
Pierre-Louis se réveille en sursaut. Son cœur bat la chamade, va-t-il éclater, ce cœur tout neuf qui n’est pas encore vraiment le sien ?
La peur lui étreint la poitrine, il se lève en titubant, marche jusqu’à la fenêtre où la nuit étoilée se déploie. Il plonge dans ce ciel d’argent noir, il plane, bras écartés comme des ailes chatoyantes. Il entend le bruissement de l’air sous les plumes. Un chant sur deux notes résonne doucement, c’est le chœur des anges sans doute. Ou le sang qui bat dans ses artères ? Ou son cœur qui pulse ?
Il est bien.
Est-il mort ?
"Miranda" de Régis MOULU, animateur de l'atelier
Plus j'étais devant la statue de Minerve,
et moins je me reconnaissais.
Une folie troublante.
Et, à force de la regarder,
elle devenait un être de chair
et moi un fossile échoué.
Avec le temps,
dans le quel je m'étais abandonnée,
beaucoup d'idées avaient, en effet,
fini par sédimenter en moi,
comme le calcaire qui bouche nos robinets,
qui nous prive d'eau,
qui, en somme, nous confisque la vie.
Qu'avais-je fait des rêves de beauté que j'avais,
étant jeune ?
Et avais-je encore la capacité
d'accueillir un peu de grâce en moi ?
C'est horrible, je ne sentais plus rien de fluide
dans mon corps :
veines ensablées, limon de misère,
je réalisais que j'étais
comme abandonnée par moi-même.
Et ce drame disposait de moi.
« La statue ne cesse d'être rayonnante,
et même encore plus qu'à mon arrivée »,
constaté-je.
Certes, elle est bien mise en lumière
par un éclairage étudié,
il n'empêche qu'elle augmente ses feux
et dégage comme un halo prospère et conquérant
telle une éclairante personnalité,
une présence heureuse et contagieuse.
Mes yeux s'agrandirent.
Deux boutons de paletot qu'on défait :
au devant de mon crâne,
il y avait alors deux rouent qui tournaient,
et qui dégrippaient toute l'installation !
Comment peut-on, au gré de quelques coups de burin
avoir le nez si fin,
si incarné,
si vivant,
si inspirant ?
Et pendant que je m'accommodais de ses narines,
une souplesse envahit mon visage et le corroya :
le terrain vague se muait
en jardin soigné.
Il y a comme une géométrie rédemptrice
qui s'occupait de moi,
et ça me faisait du bien.
Les sales idées dans lesquelles je marinais,
toutes ces ignobles pensées qui avaient fini
par me décerner mon présent faciès
virèrent alors progressivement.
« Ma tronche repoussante n'était plus une fatalité »,
je pensai.
Les rides que mon jugement hâtif avait mécanisées
en plusieurs lieux sur la toile de mon visage,
d'ores et déjà, lâchaient leurs formes.
Décrispation.
Ma moue rendue protubérante par la haine
s'érodait de plus en plus
de manière à offrir la vue d'un mont charmant !
Habituée à exprimer des colères,
de ces emportements qui se calment
à condition d'écraser ses poings
contre quelque chose de très très dur,
voilà que je percevais mes bras et jambes
en guimauves.
De majestueux voiliers ne cessaient de me sillonner,
encore et encore,
comme un fer à repasser restaure le beau et l'étendu
d'une étoffe précieuse,
diable ! je reconnaissais à mon corps ses qualités initiales !
Le renflé des bras d'Athéna
illustrait parfaitement cette sensation recouvrée.
Il y avait comme une vigueur enfantine,
ce vert cru et tendre qu'une jeune pousse
crachera lors de ses primes élans seulement,
bref, tout cela irriguait son membre
et recolorait mes pupilles à la fois, me détendait.
Il y avait une révolution heureuse
qui se produisait en moi.
Aussi je sortais du temps
qui m'avait prise par le cou,
je repoussais alors hors de moi
et la mort et le vide
qui s'y étaient un peu trop bien installés
comme pour prendre chaque jour leurs cafés
et leurs grasses viennoiseries.
Reconquête.
Renouveau.
Son buste était un assemblage
de neiges délicates,
une combinaison radieuse de plusieurs millésimes.
Marmoréen transport.
La peau représentée
rivalisait avec des toiles de tentes savamment tendues,
le bivouac où convergeront tous les amis,
un velum dont la forme rappelle le chemin
que dessinent les caresses du soleil.
Cette éclatante formule
circule déjà en moi,
sous les traits de nerfs supplémentaires
ou lymphe additionnelle.
J'ai en plus conscience, comme jamais,
de l'architecture qui sous-tend ma silhouette.
Je suis désormais mon apparence
à laquelle s'est ajouté mon intérieur jusque là ignoré,
et qui était, en fait, mon cœur.
Je suis à partir de maintenant un volume,
et ça fait drôle.
Se considérer pour sa juste épaisseur
me trouble, me décape,
me fait apprécier ce qu'est réellement un mouvement.
Et je m'imagine « Minerve en train de se déplacer »
car elle passe et repasse, là, devant moi,
se servant de sa lance comme d'un vecteur.
Cette guerrière repeinte de sagesse
remue en moi, me remue,
m'alerte surtout de son possible départ.
Le musée va, en effet, bientôt fermer.
Mais, peinant à concevoir qu'un dehors existe,
tout simplement lui survive,
je me résous à élaborer une pose
dans laquelle je puisse m'endormir pour des siècles,
désireuse d'être l'Athéna du visiteur qui suivra.
Le gardien-rabatteur des retardataires
ne me remarquant pas lors de son ultime ronde,
je passai la nuit à me geler la calcite
et à défier favorablement
toute caméra infrarouge.
Des années après,
ce qui me parut très court tant ça l'est,
je fus déplacée au Louvre d'Abu Dhabi.
Sur place, la température excessive
me rendit de marbre.