Je le redépose sur le sable et le remercie de m’avoir offert son éternité.
"Une porte ouverte" de Nadine CHEVALLIER
La porte est ouverte. Élisabeth a frappé ses trois coups habituels de son index replié, pas de réponse aujourd’hui. Elle se décide à entrer malgré tout. Elle aperçoit le pied du lit sur lequel un plaid est négligemment jeté. Encore un pas, Émilienne est bien là, allongée sur le dos, sur son couvre-lit brodé. Elle dort.
Elle a dû oublier que je venais aujourd’hui, songe Élisabeth.
Émilienne respire doucement, ses mains posées sur le ventre montent et descendent au rythme de son souffle tranquille. Une mèche de cheveux blancs lui barre le front, ce front si détendu dans le sommeil, comme si les rides étaient gommée dans ce moment hors du temps où les années ne comptent pas.
Les rêves sont les mêmes à tous âges, se dit Élisabeth.
Là, tout de suite, Émilienne a vingt ans, elle rencontre peut-être Marcel, elle revit son voyage de noces à la campagne, ces moments d’amour partagés.
Élisabeth voit bouger les yeux d’Émilienne sous les paupières closes. Elle admire Marcel ramant avec force, les muscles de ses bras se contractent à chaque effort, sa peau est bronzée, la sueur perle à son front. L’eau clapote doucement sur les flancs de la barque. Des arbres de la rive pendent des branches qui ondulent aux mouvements de l’onde, leurs reflets mouvants scintillent. Tous deux se taisent, en harmonie avec le calme de cet instant. La barque glisse, Marcel rame … Tout à l’heure, dans l’ombre fraîche de la chambre, ces mêmes bras la retiendront prisonnière consentante d’une tempête de plaisirs sensuels.
Émilienne a bougé dans son sommeil, son front s’est plissé, ses yeux se froncent, elle soupire fort, va-t-elle se réveiller ? Essaie-t-elle de retenir le songe ?
Élisabeth ne bouge pas . On est parfois si bien dans le rêve, pense-t-elle.
Émilienne s’est apaisée. Elle rêve, rêve qu’Élisabeth est venue la voir, qu’elle l’a emmenée à cette fête de mariage, elles dansent toutes les deux et puis arrive Marcel, son Marcel, jeune et fringant. Quel tourbillon cette valse avec Marcel, la tête lui tourne, leurs pieds, leurs jambes se lèvent, se posent seuls sans jamais manquer un temps, ils tournent et tournent et voilà que c’est Élisabeth qui tourne dans les bras de Marcel… Émilienne sur le bord de la piste les regarde valser tous deux enlacés et elle rit et …
Se réveille toute étourdie, sans bouger, pas tout de suite, garder encore un temps cette sensation enivrante de plaisir apportée par le rêve…
Elle ressent alors que quelqu’un est là, tout près. Elle entrouvre un œil, oh, c’est Élisabeth !
Élisabeth, assise dans le fauteuil rouge, vêtue de blanc, comme dans mon rêve, et qui semble dormir, les mains doucement posées sur les cuisses, la tête abandonnée sur le dossier, le front lisse. Une mèche de cheveux bruns lui barre le front…
A quoi rêve-t-elle ? s’interroge Émilienne.
A son âge, on a encore beaucoup de choses à vivre. Pour moi, tout est déjà du passé, j’ai eu Marcel, je n’ai rien à regretter.
Élisabeth fronce les sourcils dans son sommeil.
Émilienne aimerait lui dire tout l’amour qu’elle a pour elle, cette jeune femme qui vient la voir si souvent pour accompagner sa solitude.
Émilienne a bien compris que la solitude n’est pas seulement de son côté et qu’elle aide autant Élisabeth que celle-ci le fait pour elle.
Je ne la laisserai pas tomber, décide Émilienne.
Me voilà un nouveau but pour le reste de ma vie, se réjouit-elle, une porte s’est ouverte sur mon chemin.
"Petit exercice de lecture de pensées" de Régis MOULU, animateur de l'atelier
Eh bien oui, c'était sur un lit de feuilles.
Celles de l'érable
font comme des mains qui portaient,
surélevaient deux êtres allongés,
comme offerts à leurs destinées
qui pourraient très bien être communes.
Avec un peu de patience,
dans tout ce théâtre,
on verrait seulement bouger
quelques limaces égarées.
Le vent fripon y ajouterait également
sa poésie,
douce frénésie de l'orage rampant.
Nous sommes donc, à cette heure,
dans un conte.
Quasiment figé.
Seule l'action de l'humain
saurait tout remettre en branle.
Et ça se passe maintenant.
Deux têtes gribouillées de cheveux
d'où ne sortent que deux yeux ouverts.
Des yeux verts.
Ceux d'une femme à la peau douce,
en quelque sorte une Chantilly plate.
Et puis c'est surtout que l'ensemble de sa personne
est homogène,
comme répondant à une seule et même logique :
celle, en effet, de s'offrir au monde,
tel un cadeau.
Car, pour elle, tout est cadeau, forcément,
y compris elle-même.
D'avoir une vie tendue
par une telle philosophie
avait déjà bien bouleversé sa vie.
L'a enrichie aussi.
Passons.
Son corps est un présentoir.
Ses mains des fleurs qui s'ouvrent.
Son regard rend tout ce qu'il vise
« cierge magique »
tant l'émotion s'empare d'elle.
Elle est hypersensible, quoi.
Sa tête pivote
avec la maîtrise d'un avion en bout de piste.
Est-ce qu'en ce moment son désir
irrigue à lui seul tout son corps
en lui faisant croire qu'il est son sang :
oui.
Pris dans une respiration large,
son buste semble être à lui seul
son cœur battant. Une grenouille.
Bruissement de feuilles
dû aux changements d'appui.
Elle crée ainsi une succession de statues,
la mythologie s'en glorifiera.
Bref, elle installe un face à face de fortune
avec l'autre corps, toujours endormi.
Le sommeil est un espace de poésie
dont elle ouvre aussitôt la porte,
cette dernière étant ici
le front d'un homme plutôt jeune.
Son état de repos massif
le rend d'ailleurs beaucoup plus frais,
comme rajeuni,
cette magie n'officiant
que tant qu'il a les yeux clos.
Ses cheveux, pour un homme, plutôt longs,
le dotent comme d'une bouée
sur laquelle son « masque de figure » flotte,
émerge.
Les variations de luminosité y projettent
quantité d'images
qui, associées, font des films.
Sandra est entrée dans ce cinéma.
Le large front d'Étienne
sert à présent de toile.
Entrer dans son intériorité est bonheur,
la femme y pénètre.
Petit exercice de lecture de pensées,
s'il en est.
La « voyante en elle » laisse vte place
à la poétesse.
Ainsi chuta-t-elle dans la vie profonde de l'autre.
Et déjà elle incarnait Étienne.
Cette emprunteuse de corps subtilisé, par là même,
toute la vie de l'endormi.
Aussi eut-elle la sensation de s'être levée
très tôt ce matin.
D'avoir sillonné un champ.
Vu le soleil passer de « pelure d'orange »
à « pamplemousse jaune ».
Que d'oiseaux faussement désordonnés
qui volent de graine en graine,
traçant ainsi un dessin
constitué de points à relier !
Elle découvrit aussi que, dans la tête de l'homme,
chaque vache avait un prénom,
chaque prénom étant une intonation propre,
comme une musique
qui nous unit, qui nous soude.
Étienne serait donc gardien de troupeau.
Vaste piscine verte
que la prairie qui s'ouvrait à elle,
ici on fait avec les éléments,
l'air circulant
valant pour un bon lavage.
Son corps a désormais le poids d'Étienne
et sa découpe.
Et sa dégaine.
Et ses brodequins.
Une façon d'entrer dans la terre.
Une présence animale.
Un instinct de régisseur.
Un regard droit et court.
Des mains utiles.
Une force qui emploie bien son périmètre.
Une bouche corsaire
d'où ressortirait quelques fois
un rire fatigué comme un fromage.
Se cristallisait là
une capacité à s'extraire du temps.
Étienne était devenu son voyage,
ou peut-être même son cheval invisible
que son imagination
avait aisément enfourché.
Mais le bal du « donner à picorer aux volailles »
qui venait de commencer
aspira la jeune femme.
Ainsi s'adonna-t-elle à la gymnastique
du jeter de blé.
Nombre de constellations éphémères
générées par les graines filantes
la fascineraient.
Les poules italiennes se perdirent
dans un french cancan électrifié.
D'ailleurs, jamais l'espace fut autant en relief,
elle goûta ainsi au plaisir d'investir
les pleines et vraies distances
qui nous relient à autrui,
sensation nouvelle,
tant le vide est finalement dense
telle une faisselle qu'on ne cesse d'inciser.
Cette expérience était fort rafraîchissante
pour Sandra
même si, en vrai, elle convulsa,
très légèrement.
Et puis il fallut donner de l'eau.
Apport par le transvasement d'un seau
dans un bac aux allures de gouttière récupérée
et éventrée.
Argent en fusion
mu par une chorégraphie
involontairement hachée.
Autrement dit
il y avait ici comme une fête
qui se déployait par son festival.
Être l'administratrice de cette société de volatiles
fut une expérience folle pour Sandra.
Son corps suait
mais aussi et surtout exultait :
rien de mieux que la fatigue de l'effort
pour atteindre la sensation du relâchement extrême :
sa chair s'était comme « effacée
d'avoir trop existé »,
c'était si bouleversant.
À ce moment, Étienne se réveilla en face d'Étienne.
Mais pour quiconque,
tout miroir de soi-même étant insupportable,
l'homme se hâta à y voir davantage une femme,
celle qui le pénétra durant son sommeil.
«Je suis votre nouvelle voisine de parcelle »
justifia Sandra,
encore ivre d'avoir vécu
un drôle de printemps par procuration.
Elle qui d'habitude est si sincère,
« dire vrai ou mourir » étant son adage préféré,
voilà qu'elle n'arrivait plus
à se départir d'une confusion étrange,
étrangère à elle, de fait.
Pour la première fois de sa vie,
elle ne semblait plus répondre à ses désirs,
tout cet instinct qui la guidait fermement.
Étienne fut gêné.
En tout cas, en rien séduit.
Une « non-rencontre » en somme.
Doublée d'une impudeur consommée, pour elle,
et à son insu, à lui : l'horreur.
Comment dès lors lui rendre
l'équivalent de ce qui lui avait donné
malgré lui ?
La femme se perdit en hypothèses se solutions
dont aucune ne fut formulée.
Ou alors, quel cadeau lui faire ?
Elle entrebâilla ses longs cheveux
pour offrir son front.
Les rideaux d'une scène très intime
furent donc ouverts.
Malheureusement, Étienne prit cela
pour un geste nerveux de malaisance
et n'accéda pas à sa « fabrique à rêveries »,
espace qui resta privé.
Comme deux chevreuils qui se font face,
l'instant pour chacun
fut de déjà se profiler dans son propre futur,
un futur qui se situe toujours ailleurs,
là où l'on ne s'arrête jamais de courir.