Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment
(dans l'ordre):
- "Cette larme du monstre" d'Angeline LAUNAY
- "Neige monstrueuse" de Françoise
MORILLON
- "L'histoire de Monsieur Videblansec" d'Anne-Marie
PETTRé
- "Qui est le monstre ?" de Janine NOWAK
"Cette
larme du monstre" d'Angeline LAUNAY
" Urquhart Castle ", trois heures de l'après-midi. Il
pleut. Les rives du loch s'assombrissent déjà… 300 mètres de profondeur…
La concentration en tourbe de l'eau ne permet qu'une faible photosynthèse.
Trois hommes sous des parapluies noirs observent la surface de l'eau.
Ils ont même installé un appareil photographique sur un trépied… Sait-on
jamais…
La voiture est arrêtée et je reste à l'intérieur. Rien ne se passe…
Que pourrait-il se passer… Mais c'est comme si j'étais aux aguets… -
Il paraît qu'il est très grand… " megalotaria longicollis "… L'homme
n'a jamais rencontré les dinosaures… alors… un plésiosaure… Que ne ferait-on
pour le débusquer !
Il paraît qu'il possède un long cou… " longicollis ", une petite tête…
" megalotaria ", que ses membres antérieurs sont des palettes natatoires
et qu'il est capable de rester une heure en apnée… Ce n'est pas son
aspect qui intéresse les humains mais la fascination qu'il exerce… un
monstre… le monstre du loch… Les Anglais l'ont affectueusement appelé
" Nessie ".
Qu'il soit terrifiant, certes non ! C'est plutôt qu'il attire, captive,
et même fait rêver… Les chasseurs de mirages sont capables de tout et
de n'importe quoi pour recueillir une preuve, même infime, de son existence,
pour l'apercevoir… le monstre…
Après avoir contemplé l'étendue désolée de " Ranoch Moor " où la rivière
bouillonne entre ses rives déchiquetées, mes yeux s'égarent dans l'eau
noire. C'est le mois de mars. Les branches torturées des arbres développent
leur écheveau sur le ciel blanchâtre.
Le monstre du loch Ness ne se montre guère… Il est malin… Il se fait
attendre, désirer, espérer… un monstre doté d'un pouvoir subaquatique,
qui ne surgira peut-être qu'au dernier moment ! Mais, qu'est-ce que
le dernier moment, justement !
Nous sommes les insatiables guetteurs des signes improbables… Nous voilà
sur la rive sous des parapluies noirs ou à l'intérieur d'une carcasse
de véhicule immatriculé à l'étranger… et nous cherchons à sonder l'inconnu
sous prétexte que notre cerveau engendre des monstres attachants ! Certains
ont imaginé ces créatures incongrues : critters, gremlins, willies et
autres ghoolies, uniquement pour s'inquiéter soi-même… mais pas trop
cependant… de gentils monstres - si c'est possible…- des monstres séduisants,
envoûtants, qui aiguisent nos sens, démultiplient nos neurones, quand
ils n'aspirent pas notre moelle épinière ! Voyons… Qui sortira vainqueur
du combat de soi contre l'autre soi-même ! Le défi est lancé. Qui est
l'ambigu ? Qui est qui ? Qui veut quoi ? Qui fait quoi ?
J'imagine que je sors sous la pluie ? La nuit est là. Les Anglais ont
fini par se lasser, ont replié leur matériel et ont disparu dans les
méandres de la route. - Je m'approche du bord… dangereusement… et glisse.
N'ayant pas pied, je me mets à nager. Comme dans le poème de Rachline,
" je n'ai pas peur ". Je m'aventure vers le centre du loch. Le " longicollis
" passe à ma portée. Je saisis son cou souple et froid. Le " megalotaria
" m'entraîne… Peu importe où… Il m'entraîne. Voilà que je chevauche
cet animal du loch dont le déplacement s'opère par ondulations verticales.
Je me demande soudain de quoi il se nourrit… Vais-je me transformer
en victime propitiatoire… mais je me souviens que ces créatures au gabarit
hors norme sont le plus souvent herbivores.
Nessie s'est-il aperçu de ma présence ? Va-t-il m'engloutir au fond
des eaux… ou a-t-il le pouvoir de me transformer en créature du loch
?... - L'illusion est totale. Je ne tente pas même de me rattraper à
la réalité, aussi mouvante dans ses manifestations illusoires que les
vagues d'un loch écossais tourmentées par le vent sournois ! - Je n'ai
pas chaud. Je n'ai pas faim. Et je n'ai toujours pas peur. Pourquoi
craindre ce dont on n'a aucune idée !... Cette logique me rassure bien
que j'aie vaguement conscience qu'un monstre ne puisse la prendre en
considération.
Le monstre me déconcerte. Il fait comme si je n'étais pas là. Il poursuit
son périple nocturne. Ne s'arrête-t-il jamais ?... Et, serais-je bien
avisée de quitter en chemin une si fantastique monture ! … De toutes
façons, je ne prétends nullement maîtriser la situation. Et, contre
toute attente, je m'endors d'émotion et d'épuisement.
Que s'est-il passé ensuite ? - Je ne le sais malheureusement pas. Où
ai-je été emportée ? Qu'aurais-je dû voir ? Quel secret m'a peut-être
été révélé ? - Je peux toujours fouiller ma bourse : elle est sans fond…
un sac à malices avec dedans, l'oseille de la sainte farce !
Je suis trempée et ce n'est pas en allumant le chauffage que mes vêtements
vont sécher ! Non, tout cela n'est pas un hasard… ou plutôt si…
le hasard fait les choses et donc nous ne faisons pas grand-chose… à
part nous interroger sur nous-mêmes. L'histoire est-elle folle ou sommes-nous
fous ? - Où se trouve l'essentiel, la " langue intime " ou le " parler
pour ne rien dire " ? - Ces mots d'Henri Michaux résonnent dans mon
cerveau en cavale : " qu'est-ce qui transmet l'affect dans son intensité
et n'a pas pour fin la ressemblance mais la métamorphose… "
Je n'aurais jamais pensé qu'un monstre passant par là puisse m'apporter
un élément de réponse… à moins qu'il ne l'emporte dans les eaux profondes
qui lui servent de repaire… - Ne me suis-je pas agrippée à l'animal
mythique, au monstre traditionnel… mythique et traditionnel… Les mots
ne s'opposent plus. Mon regret n'a pas de fin, ma curiosité plus de
bornes, mes questions perdent leur point d'interrogation. Le monstre
peut-il verser une larme à la pensée d'une souffrance humaine…
Les monstres pensent-ils, et souffrent-ils… Est-ce ce qui fait la différence…
Non, un monstre ne souffre pas… Il inspire la peur. Les hommes qui terrorisent
leurs semblables sont-ils pour autant des monstres…
Toutes mes phrases interrogatives ont désormais perdu leur point d'interrogation.
- Encore une question : Nessie a-t-il versé cette larme du monstre après
m'avoir rejetée sur le rivage…
"Neige
monstrueuse" de Françoise MORILLON
Fanny ayant plusieurs fois repoussé ses congés d'hiver,
lassée du poids de son travail, jongla avec ses RTT et réussit donc
à convaincre son patron de prendre une huitaine de jours de vacances
mi-mars, ce qu'il accepta sans sourciller.
Elle décida alors de partir aux sports d'hiver car à cette
époque il fait souvent très beau et les journées sont plus longues.
Elle fit donc très vite son baluchon.
Quant elle arriva à Courchevel, un car attendait les voyageurs
à la gare pour les emmener à l'hôtel situé à dix kilomètres ; la nuit
était bien entamée, la petite route très enneigée et sinueuse n'en finissait
plus et Fanny regardait à travers la vitre la montagne couleur blanc/noir,
profitant de ce très beau paysage qui s'offrait à elle mais en même
temps cette atmosphère commença à lui provoquer une légère angoisse
d'autant plus que ce vieux car frôlait les bords de la petite route
étroite qui n'avait ni parapets ni bordures. Son coeur se mit à battre
très fort, des petites suées l'envahirent. Elle fit alors une très longue
respiration pour essayer d'enrayer ce léger malaise en se détendant,
mais soudain le car s'arrêta devant l'hôtel.
Ouf, nous étions arrivés. Elle eut de la chance car elle
fut la première du groupe à avoir sa chambre : elle y entra, posa ses
bagages mais d'un coup ré-angoissa de se trouver seule à l'hôtel en
pleine montagne.
Elle se jeta sur son lit, prit un magazine puis au bout
de quelques secondes s'endormit. Vers quatre heures du matin, elle se
réveilla en sursaut : de grosses mouches vertes nauséabondes, dotées
d'immenses pattes velues et crochues lui grattaient la tête et lui labouraient
le visage. Elle poussa un cri strident et se leva d'un coup, se précipita
dans la salle d'eau, se regarda dans le miroir : elle n'avait rien,
tous ses cheveux étaient là, bien en place, pas de griffures sur le
visage ; elle réalisa que c'était un cauchemar affreux qui l'avait envahie.
Légèrement apaisée, elle se rendormit après avoir fait
une deuxième longue respiration !
Elle se réveilla vers huit heures, un peu " bizarre ",
pas très bien dans sa peau. Elle prit un copieux petit-déjeuner montagnard
et sortit rapidement dehors pour respirer à pleins poumons. Le temps
était idéal, ciel bleu profond, grand soleil, très froid, la neige semblait
être parfaite pour skier ; elle alla très vite louer ses skis, ses chaussures
et prit un forfait pour la semaine. Elle retrouva le moral en regardant
cette montagne presque parfaite.
Les remontées mécaniques étaient juste au pied de l'hôtel,
chouette se dit-elle ; elle admira encore ce paysage superbe, cadeau
de la nature et de la vie, et les pistes qui l'attendaient : elle choisit
la piste rouge qui conduisait à deux mille mètres d'altitude d'où elle
aperçut un mont très enneigé assez pointu au sommet duquel elle ne voyait
pas très distinctement une forme paraissant très allongée partant de
la droite et qui se détachait du sommet. Plus le remonte-pente la rapprochait
plus elle voyait avec précision une grosse tête de bête longiligne monstrueuse
avec la gueule ouverte et des crocs de glace un peu effrayants. Elle
frissonna ; elle était arrivée au sommet de la piste : elle essaya de
la regarder mais elle ne la vit plus car elle avait changé d'orientation
pour redescendre la piste où elle s'engagea, glissa en goûtant avec
un bonheur extrême cette superbe descente. Le ciel s'était légèrement
assombri, elle termina sa course très agréablement, contente et prête
à recommencer.
Elle reprit le remonte-pente qui conduisait plus haut
à deux mille cinq cent mètres : pendant cette montée elle entendit un
grondement sourd, deux coups de tonnerre puis de gros nuages noirs apparurent,
le ciel s'assombrit et là elle revit la bête qui se détachait de plus
de plus de la montagne mais elle ne bougeait pas, à l'intérieur de sa
gueule je voyais ses crocs plus longs gelés comme des stalactites coupantes,
l'ombre grise et noire du monstre se projetait en aval de la montagne.
Le vent se mit à souffler, de ses dents acérées et de sa gueule soufflaient
de la neige en rafale. Fanny prit peur, elle arriva au sommet très perturbée
par cette figure monstrueuse, elle tenta donc d'amorcer la descente
tout en sentant rouler autour d'elle des petits blocs de neige, puis
de plus en plus gros, elle essaya de s'en détourner mais la piste était
recouverte d'immenses coulées, Fanny coulait avec et était en partie
recouverte de neige, elle finit pas tomber et rouler sous cette neige,
elle avait perdu ses skis en route, et tomba dans un trou, elle était
à demi consciente et perdit connaissance.
Puis la bête la prit dans sa gueule car ses crocs crochus
avaient disparu, fondu sans doute, elle la réchauffa, lui parla, la
rassura puis la posa sur ses deux pieds, Fanny était assommée par le
choc, puis elle se réveilla au bras de la bête, mais non c'était un
sauveteur, des curieux étaient massés autour d'elle. Quelqu'un lui apporta
du vin chaud avec de la cannelle.
Elle sortit de sa torpeur, elle n'était plus seule, et
n'avait même pas une blessure. Une petite avalanche s'était déclenchée.
Et tout en se réveillant Fanny continua de penser malgré tout que ce
monstre attachant lui avait sauvé la vie.
Fanny se persuada que celui-ci ressemblait aux gargouilles
qui protègent les cathédrales. Non pas qu'elle se prit pour une cathédrale
mais elle sortit de cette aventure grandie et plus forte pour affronter
la vie !
"L'histoire
de Monsieur Videblansec" d'Anne-Marie PETTRé
Vous savez l'autre jour, je l'ai enfin vu ce monstre invisible
qui efface tout sur son passage, les couleurs, les objets, les odeurs.
Seuls restent les formes, LES GENS, mais dépourvus de leur matière,
de leur odeur, de leur force ; ils sont devenus comme transparents et
on peut passer à côté d'eux sans les voir.
Ce monstre n'a pas de forme, n'a pas d'aspect, c'est peut-être l'air
?
Il faut s'en méfier, car il vient se mettre n'importe où, n'importe
quand, n'importe comment. Par exemple, l'autre jour quand je suis allée
à la maison de retraite, une dame circulait dans les couloirs disant
qu'elle était paralysée, que c'était la fin. Une autre lui demande :
" et ta langue, elle n'est pas paralysée elle ? - si lui répond la 1ère
" et là, je passe à côté d'elle, la regarde, et à mon grand étonnement,
elle s'arrête NET, sur place, POF, arrêt sur image plus rien ne bouge,
c'est la fin. En continuant mon chemin, je pense " mais c'est peut-être
moi qui porte ce monstre ?"
C'est comme l'avaleur de couleurs qui habitait dans la forêt, que j'allais
voir quand j'étais petite. C'était un monsieur maigre, assez sombre….
Quand il y avait une catastrophe, une guerre, une dispute dans une famille,
il passait par là et avalait TOUT sur son passage. Il devenait ENORME,
EBLOUISSANT. Il aveuglait toute la terre par ses couleurs et sa lumière.
Et à ce moment là, on ne pouvait pas lui parler bien sûr, sa voix était
MONSTRUEUSE, tellement FORTE, que tout le monde s'enfermait dans les
maisons, portes et fenêtres bouclées. Il faisait à la fois nuit noire
et nuit blanche. Il fallait attendre que la terre cesse de trembler
et que l'extérieur ne soit plus surexposé.
Alors, l'avaleur de couleurs rentrait dans la forêt, semait et recrachait
toutes les couleurs qui se transformaient en herbe, en feuilles, en
fleurs, en arbres, en insectes, en pierre, en vers de terre et lui redevenait
gris, maigre, un peu maussade….
Là, les enfants pouvaient aller le voir à nouveau. Il nous racontait
des histoires, nous chantait des chansons, nous berçait. Tout était
calme, silencieux, tranquille, ça sentait bon. Le temps devenait comme
un fil que l'on tire mais pas trop fort pour ne pas le casser. Un jour
d'été, il m'a fait un cadeau. Il m'a offert un livre blanc que j'ouvre
quand je suis triste ou que quelque chose me tracasse, je feuillette
ce livre.
Eh bien, c'est comme cette dame que je recouvre de blanc en la regardant,
comme cela, plus rien ne se voit. On peut passer à côté, passer son
chemin sans rien voir, manger les couleurs…
"Qui
est le monstre" de Janine NOWAK
Alberto : Régis, ton repas était une fête pour les papilles
!
Régis : Oh, tu sais, mon seul mérite est d'avoir su dénicher
un excellent traiteur.
Alberto : Quoiqu'il en soit, je me suis régalé. Et ton
Bourgogne, Henri, était positivement divin !
Régis : Les amis, je vous propose de continuer la soirée
au coin du feu, en compagnie de la vieille prune apportée par Alberto.
Henri : C'est cela : chauffons nous, buvons et causons.
Quel sera le thème du jour ?
Régis : Mon idée est la suivante : nous avons tous rencontré
des êtres insolites, bizarres, troublants ; des êtres devant lesquels
on reste perplexe, embarrassé. Evoquons, voulez-vous, nos expériences
respectives. Qui commence ? Henri ?
Henri : Oh, moi, je crains d'être très décevant. J'ai
bien côtoyé quelques éléphants roses au temps de ma folle jeunesse,
mais ce soir, je ne me sens pas en verve, et ne vois rien de croustillant
à vous offrir. Je passe la main. Dis donc, Alberto, Régis est dur avec
toi : sauras-tu sortir de tes éternelles histoires de couples et de
bonnes fortunes ?
Alberto : Tu es vexant, Henri ; mais puisque tu me mets
au défi, je vais te prouver que je sais parler d'autres choses que de
relations amoureuses. J'ouvre la séance illico.
Régis : Nous t'écoutons avec le plus grand intérêt, Alberto.
Alberto : Ainsi donc, mon histoire remonte à une quinzaine
d'année.
Au volant de ma vieille et brinquebalante 2 C.V., je traversais, de
nuit, un coin de Gaule chevelue, profonde et inhospitalière. Un orage
violent agitait le paysage.
Brusquement, après quelques hoquets, ma voiture tomba définitivement
en panne. A travers l'épais rideau de pluie, je remarquais qu'un bienheureux
hasard m'avait conduit devant l'entrée d'une propriété. J'allais carillonner
à la grille et racontais mes malheurs à la voix qui m'avait répondu
par le truchement de l'interphone. Le portail s'ouvrit, et je pénétrais
dans un superbe manoir richement décoré, où on m'accueillit fort aimablement.
Mon hôte, une sorte de gentleman-farmer, très grande classe, fut plus
que charitable, m'offrant de quoi me réchauffer, me restaurer, et l'hospitalité
pour la nuit. Confus, j'acceptais tous ses bienfaits. Et pourtant, je
n'étais pas à l'aise, suspectant quelque chose d'étrange chez cet homme,
si courtois au demeurant.
Au cours de la soirée, une adorable petite fille de 7 à 8 ans fit une
brève apparition. Détail insolite : elle portait des lunettes de soleil.
Le Baron (car mon hôte était un Baron !), m'expliqua qu'elle avait subi
une délicate opération et que ses yeux étaient très fragiles. Elle s'appelait
Céline. Curieusement, sans trop m'expliquer pourquoi, je trouvais que
ce prénom lui allait à ravir. Peut-être sa façon très câline de venir
se blottir contre son père (mais était-ce son père ?), ou de se déplacer
d'une manière gracieuse, silencieuse, aérienne, comme nimbée d'irréalité
…
Un lit douillet m'attendait, et bien vite je plongeais dans les bras
de Morphée. Je dormis mal. A un moment, en proie à une curieuse sensation,
je me réveillais en sursaut : des yeux me regardaient fixement, des
yeux verts, phosphorescents, si lumineux dans la pâle clarté lunaire
qui baignait pauvrement la chambre. En vain, j'essayais d'allumer la
lampe de chevet ; l'orage avait dû perturber toutes les lignes. Mon
agitation ayant fait fuir le chat de la maison (ce regard ne pouvait
être que celui d'un chat), je me rendormis. Le lendemain matin, un valet
m'apprit que son maître avait dû s'absenter, mais qu'il m'avait obligeamment
envoyé la dépanneuse. Je quittais définitivement ces lieux, emportant
avec moi, une impression de malaise.
Cinq mois plus tard - peut-être vous en souvenez-vous ? - un fait divers
secouait la France entière. On découvrait, avec stupéfaction et horreur,
qu'un savant machiavélique avait greffé des yeux de chat sur une petite
fille qu'il avait kidnappée cinq ans auparavant. Vous avez deviné :
il s'agissait de mon hôte.
Le but de cette manipulation contre nature ? Dresser cette jeune enfant
à pénétrer la nuit, avec sang-froid et hardiesse, dans les musées, par
des issues de très petites tailles - donc non protégées -. Ensuite,
grâce à sa nyctalopie, la petite se dirigeait aisément et discrètement,
se saisissant des objets convoités par son maître, un maniaque de la
possession d'œuvres d'art, qui enrichissait ainsi ses collections personnelles
grâce à ces effractions nocturnes d'une rare efficacité.
Je comprenais pourquoi cette malheureuse Céline s'était montrée si …
" féline " dans son comportement !
Le savant fou eut l'élégance de mettre fin à ses jours quand il fut
confondu. Céline a pu rejoindre sa famille et reprendre le prénom -
Laura - qui était le sien. Grâce à l'amour de ses parents, aidés de
psychiatres compétents, la fillette - qui est longtemps restée une créature
mélancolique, cabossée par la vie - a recouvré une bonne santé mentale,
malgré son terrible traumatisme.
Henri : Sait-on ce qu'elle est devenue ?
Alberto : Tu veux dire, quant à son aspect physique ?
Henri fait oui de la tête.
Alberto : Hé bien, après avoir été un monstre pendant
toutes ces années, un habile chirurgien est parvenu à lui rendre, à
l'adolescence, des yeux humains. Elle est aujourd'hui, une ravissante
jeune femme.
Régis : Une ravissante jeune femme … que tu fréquentes,
n'est-ce pas ?
Alberto : Une ravissante jeune femme que je fréquente
; on ne peut rien te cacher, Régis !
Henri : Et voilà ! Tu as vu, Régis ! Il est malin, Alberto
! Il a pris un chemin détourné, mais il est retombé sur ses pieds ;
encore une histoire de couple ! Tu nous as bien eus !
Alberto : Peut-être, mais cette terrible histoire est
vraie de bout en bout. Et je me réjouis qu'elle ait une fin si heureuse.