Ci-après
quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):
- "Tchache" de Marie-Odile GUIGNON
- "Voyage" de Christiane FAURIE
- "Une rencontre marquante" de Janine NOWAK
- "Fruit d'une nuit" de Régis MOULU
"Tchatche" de Marie-Odile GUIGNON
Ce bruit, toujours ce bruit, encore ce bruit qui chemine dans l'aire. Une vibration en enchaîne une autre, elles se suivent, s'étendent, inonde l'espace, s'élancent comme les griffes d'une bête fière de sa monstruosité, fière de son pouvoir effrayant, le pouvoir de faire trembler encore et encore. Trembler. Non seulement la croûte terrestre, mais aussi l'atmosphère du vent, le vent des soupirs, les soupirs de soif, la soif d'exister. J'ai vu les secousses de l'existence semer la dévastation. J'ai vu l'existence se décharner, moribonde impudique exhibant des moignons de vie. Tels ressortent les cailloux réfractaires de la surface aplanie qui n'en finit pas d'être compressée par le poids des rouleaux fous. Le bruit mécanique infernal : tueur de pensées, inhibiteur de création, faiseur de poussière d'engourdissement des mots : Tapage mécanique, je te hais ! Ta glande instrumentale déverse un flot de bile mortifère de secousses insupportables. J'ai vu les sauvages machines du luxe des travaux publics s'évertuer à détruire le naturel au nom de la survie des sociétés, au nom de l'aménagement du territoire. J'ai vu la majesté des arbres s'enfouir dans les cimetières des composts forestiers. J'ai vu l'horizon béer, éventré par la sauvagerie des progrès de la communication puis s'orner de pylônes, de fils épais, d'enchevêtrements savants. Alors le bruit, encore un bruit s'est installé là où, avant, la brise légère répercutait des symphonies campagnardes et boisées. Un bruit de folie gourmande de kilomètres, de besoin d'évasion, d'insouciance existentielle s'est distendu dans la chaleur de l'animalité humaine. La chute. Chut… Cacophonie achevée. Reviviscence de la paix des âmes. Le calme plat a tiré son trait sur l'écran relié au corps inerte. De cette platitude l'esprit s'envole à la recherche du surnaturel. Après l'éblouissement viennent le chaos des marais et le pays de l'errance. Dans les tréfonds Il n'y a pas d'odeurs, pas de couleurs, pas de consistance, juste les marques de soi. J'ai vu le silence vêtir l'ambiance inconnue. J'ai vu le temps passer sans la mesure d'un podomètre puis disparaître dans le lointain d'un froissement d'aile. Un bruit duveteux de plume, l'éclat de rire d'un bambin issu du mariage de la joie et de la naïveté. L'enfantement rime avec l'enchantement et avec tremblement : celui de la terre ferme, et avec effacement : celui des vagues océanes agonisant dans le bruit du ressac, mince écho du vivant des profondeurs abyssales. Dans cette masse mouvante d'eau turquoise, au milieu des icebergs , j'ai vu les baleines blanches accompagnées de leurs baleineaux glisser comme des vaisseaux fantômes...
"Voyage" de Christiane FAURIE
Le verdict est tombé, lourd comme un sous-entendu, meurtrier sans visage. Tenir debout, faire face, ne pas perdre face. Agir contre la dévastation, l’anéantissement du corps aux défenses concentrées sur la bête impudique qui se nourrit de toi sans autorisation, malgré toi et contre toi. Non, elle n’aura rien d’autre de moi. Je refuse de laisser s’écouler le suc venimeux dans mes veines pour la nourrir jusqu’aux tréfonds de mon être. Je refuse tout, c’est mon droit, pas de machine infernale entre elle et moi. Seulement moi contre elle. Pas d’assistance jusqu’à mon dernier souffle. Pas de podomètre comptant à rebours chaque pas vers le néant. Je pars. Il m’attend pour remonter la vague, affronter les tempêtes, le gros temps, le tsunami impudique qui te met à nu, te déplace le cœur jusqu’aux tripes te laissant hagard à espérer la mer d’huile, l’accalmie. Le grand voyage commence. Il a chargé les cales d’objets divers, de nourriture lyophilisée aux couleurs improbables. Le ventre du navire crie son trop plein, comme le baleineau repu, ivre d’avoir tant tété sa mère ballotant entre deux eaux. L’océan me rassure, il berce mes angoisses les nuits sans sommeil, rythme mes journées entre les tours de garde. Je m’applique à éviter les écueils, les croûtes de sable quand il nous prend de naviguer trop près des côtes pour retrouver un semblant de vie. Les marchés colorés, les fruits gorgés de soleil et ces corps vivants me font tant de mal. Moi, je vis le plus clair de mon temps nue, sans entraves, comme une vérité entre elle et moi. Je lui crie mon désespoir, mon dégoût d’elle, la bête, quand la mer gronde et que personne ne peut distinguer mon cri de l’écume. Je trouve toutes ces femmes impudiques quand le soleil illumine leur visage doré, souligne leurs courbes pleines à chaque déplacement nonchalant. Leurs lèvres ouvertes laissant couler le jus du fruit croqué à pleines dents me donnent la nausée. Chaque bouchée est un combat conte la bête, un partage volé. Quand tout va mal, je plonge par dessus bord. L’océan m’apaise, m’avale, me rejette puis me rattrape à chaque vague. Chaque ressac me porte au delà de moi, des mots et des maux comme la carpe dans le marais. Elle nage ente deux eaux boueuses et replonge dans son lit de vase d’où elle se nourrit et attend patiemment que le cours de sa vie s’écoule. Je suis tel un bambin découvrant son corps, ses sens, la musique sans le filtre amniotique. Il me semble que le temps n’a plus de mesure. Plus de calcul, chaque instant est à vivre intensément, comme au dernier jour. Tous les sens en éveil, je suis devenue animal au flair aiguisé, à l’ouïe infaillible. Quand il est là près de moi, je devine son humeur, ses doutes comme si ses glandes diffusaient un parfum détectable que de moi. Je sens ce qu’il vit, je vis ce qu’il pense. Je me sens capable d’égrainer le chapelet de son ADN. Ca le fait rire, il me découvre insoumise. L’approche de la dernière escale rend la route plus attachante, plus lumineuse comme une reviviscence, tel un roman palpitant dont on lit les dernières pages avec modération, savourant chaque mot pour retarder la fin proche et fermant les yeux pour revivre chaque page tournée, chaque image. Il me serre dans ses bras très fort comme pour imprimer à jamais chaque parcelle de moi, et c’est si bon.
"Une rencontre marquante" de Janine NOWAK
Je terminais mon jogging dominical par quelques exercices d’assouplissement très doux, histoire de détendre mes muscles un peu contractés, et de retrouver mon souffle. Puis je consultais mon podomètre : 8 Km 400. Bon, pas de quoi pavoiser, mais tout de même, 400 mètres de plus que dimanche dernier. Je quittais le Parc des Buttes Chaumont par la porte située à l’angle des rues Botzaris et Simon Bolivar, pour rejoindre la station d’autobus, et regagner mon domicile. En approchant de l’arrêt, j’avisais deux personnes qui patientaient. C’étaient, manifestement, une maman et son très jeune fils. Ils étaient épais, lourds, mafflus ; ces deux silhouettes me firent immédiatement penser aux personnages du peintre Botero. Le bambin était collé à sa mère. Tous deux avaient sur le visage, surtout la dame, l’air égaré de poissons tirés hors de l’eau. Ils roulaient des yeux éperdus, comme le feraient une baleine et son baleineau, échoués sur une plage. Je suis parfois très moqueuse. Mais, n’étant pas d’un naturel méchant, je me reprochais aussitôt cette vilaine comparaison avec les volumineux mammifères marins, Aussi – dans le but de retrouver l’estime de moi-même – je saluais gaiement ce drôle de tandem et leur offris mon plus charmant sourire. Ma bienveillance sembla faire tomber d’un cran le tourment qui se lisait sur le visage de cette femme. Je sentis obscurément qu’elle souhaitait m’adresser la parole, mais qu’elle n’osait pas le faire. Voulant détendre l’atmosphère, je lançais, pour l’encourager, une banale remarque sur la qualité du bleu du ciel, et sur la chance que l’on avait de bénéficier d’un jour de repos si ensoleillé. Surmontant sa timidité au prix d’un gros effort, c’est d’une curieuse voix de petite fille qu’elle murmura que « oui, en effet, il faisait beau, mais que… ». Sa phrase resta en suspens. Ce « mais que » me laissa perplexe et éveilla franchement ma curiosité. Je la regardais plus attentivement, essayant de percer ce mystère. Un désespoir sans fond, une dévastation totale se voyaient nettement sur les traits de cette malheureuse. L’autobus arriva. Il était presque vide ; forcément, un dimanche matin… Au lieu de m’installer bien tranquillement, seule dans un coin, je m’assis en face de l’étrange duo, auquel, je commençais curieusement à m’attacher. Ai-je été indiscrète, impudique ? Sur le moment je n’y ai pas songé. Toujours est-il que je relançais la conversation en lui demandant carrément ce que signifiait ce « mais que » qui lui avait échappé. Elle baissa les yeux, et je vis de grosses larmes couler sur ses joues. Puis, d’une main tremblante, elle me désigna son enfant. Jusqu’à cet instant, je n’avais pas trop eu le loisir de le détailler. En l’examinant, je découvris, avec stupeur, des croûtes qui envahissaient son visage ; par ailleurs, son cou était tout gonflé de glandes. Emue, dans un geste spontané, je tapotais l’épaule de cette mère éplorée et lui proposais mon aide, si elle le désirait. Se dominant, elle posa son regard sur moi, et dans un souffle, me raconta sa vie. C’était une bien triste existence. Elle était veuve et élevait seule son petit garçon qui était victime d’une maladie orpheline. Demain, il devait être hospitalisé. Le corps médical n’était pas très optimiste. Depuis des mois, elle s’attendait au pire. Elle avait l’impression de patauger sans fin et de s’enliser chaque jour davantage, dans un marais qui finirait par l’absorber. Son moral était au plus bas. D’ailleurs, au tréfonds d’elle-même, tout était déjà mort. Quelle reviviscence pouvait-elle espérer ? Elle était sans illusion. Son fils était condamné ; elle en était convaincue. Et elle savait déjà qu’elle ne pourrait pas lui survivre, car alors, la vie n’aurait pour elle, plus aucun attrait. A l’approche de sa station, elle se leva avec peine, appuya sur le bouton demandant l’arrêt, se pencha vers son enfant pour l’aider à descendre de la banquette. Puis, elle me regarda longuement, ébaucha un vague sourire, pour un adieu muet. Elle et son fils descendirent pesamment de l’autobus. Le cœur lourd et au bord des larmes, je regardais s’éloigner, main dans la main, ces deux êtres qui vingt minutes plus tôt m’étaient totalement inconnus. L’autobus repartit. Le soleil brillait toujours.
"Fruit d'une nuit" de Régis MOULU (animateur de l'atelier)
Remettre de la solidité, ne plus jamais fondre comme il avait fondu, boire de l'eau, laver tout, se laver de tout, poursuivre son évolution là où elle s'était arrêtée, se mettre au service de sa reviviscence comme un enfant sait que marcher le fera grandir, oui, c'est ça, grandir, restaurer un espace perdu, prendre une place désertée, la sienne, et en finir avec le marais dans son âme. Bâtir une école dans sa tête, donner à son « croître » une façon d'y croire, avoir le désir bambin, développer des besoins de baleineau, bref, se laisser avaler par son appétit, voilà ce qui le rongeait, oui, gober pour ne plus souffrir, dévorer pour jouir du jouir, en tout cas, s'inoculer du jus de livre dans le crâne, se créer des bibliothèques de possibilités, rendre ses yeux aspirateurs, cahiers et crayons, table de multiplication, vivre, quoi et devenir centre de documentation, une médiathèque qui inspire et qui respire, qui fera la joie des visiteurs… Être aussi l'iris à inséminer, voilà ce que lui réclamait tout simplement sa moelle, toute sa moelle, chacune des molécules de sa moelle plus exactement, utiliser également tout l'absolu que le glaïeul met dans sa tige, uniquement pour se tenir droit, fier, en verticale, pour porter beau, pour grandir juste, pour commencer à crever le ciel et à l'inciser en mettant sa couleur, son huile essentielle, ses plus profonds pigments, et pour ce faire, s'autoriser à surprendre l'impudique qui avait trop longtemps sommeillé en lui, est-ce à dire, presser ses glandes de haut en bas, de gauche à droite, etc. ? – oui ! et même dépulper ses petites fabriques organiques, il en est bien question ! et faire confluer toutes ses liqueurs avivées, réécrire en somme l'histoire de sa sève, assurément, transpirer une bonne fois pour toutes de fertilité, advenir à soi-même en quelque sorte, se dénoyauter comme on se retrousserait, radicalement, intensément, définitivement, en tirer une gloire, un chant dont la beauté repeindrait les étoiles, un triomphe debout sur le char de son opiniâtreté, en rire comme un cheval dévale et déborde une sente, avec une sauvagerie irrépressible, goûter à la joie d'avoir transformé les tréfonds de son être en origami du « pouvoir être », se gausser et se gausser même de façon très manifeste pour célébrer sa conquête, sa mémorable victoire sur la dévastation, de « confit de désespoir » il était passé à « élu des occurrences », une extase indicible, il était tel un pneu surgonflé, parader, oui, c'est ça qui lui fallait faire présentement, prestement, totalement, content d'émerger de ses croûtes, laisser derrière soi les ruines de sa peine, babiller de bonheur sur les débris que son courage a produit, savoir que dans son cœur, désormais, une zone serait dédiée à sa ténacité, un lieu de fête et de gaité, retotuyer le destin pour de vrai et se mettre enfin à repérer les œillades de toute sorte et, à chaque fois, en être bouleversé, pétri, transformé, et d'ailleurs, la nature est si prolifique qu'il lui suffirait de s'y consacrer comme l'on s'engage dans une farandole où tout podomètre n'aurait pas le droit de citer, vivre ne saurait connaître de chiffres.