SAMEDI 6 avril 2019
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du cycle
"Vives incitations"

Animation : Régis MOULU

Thème :  Imbriquer totalement l'art et la vie

« Quand on connaît un être au travers de son œuvre, on a l'impression qu'il vivra éternellement » s'est risquée à dire Anaïs Nin. C'est vrai que l'Art n'a de cesse de nous rapprocher de la vie pour ce qu'elle a de plus passionnant et de plus admirable. C'est pourquoi imbriquer les deux, les confondre comme pour mieux nous consacrer est une aventure à tenter... et qui a été tentée lors de cette séance d'écriture !

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance : investir un lieu sévère et en faire, grâce à votre regard, un cadre différent, voire exceptionnel.
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support portant sur les techniques à fourbir pour que l'art aime et exhalte la vie a été distribué en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- "Le grand bain" de Marie-Odile GUIGNON

- "L’art, c’est la vie" de Christiane FAURIE

- "Une croix d'enfer" de Janine BURGAT

- "Une phrase comme en sang" de Solange NOYé

- "Arlequinade de chantier" de Régis MOULU

- "Rencontre" de Nadine CHEVALLIER

 

 

"Le grand bain" de Marie Odile GUIGNON


J'habite une petite presqu'île d'une grande densité urbaine. Au cœur de cette ville se niche une piscine qui, bien que rénovée, conserve son caractère d'ancienne modernité.
Qu'y a-t-il de plus poétique que son grand bassin de 50 x 15m. d'une profondeur variable allant de 1,20m. à 4m. ? Son volume d'eau transparente, souvent frais, est suffisant pour remédier aux séquelles ancestrales des origines aquatiques de l'humanité citadine. Le fleuve qui cerne cette langue de terre surpeuplée, ne peut plus jouer ce rôle car sa fluidité polluée n'engendre que maladies ou réactions allergiques.
Chaque semaine, j'éprouve un réel plaisir à m'y rendre seule ou accompagnée d'une amie. Dès que nous pénétrons dans ce lieu, le Rituel commence.
Tout d'abord, sous la perspicace surveillance de deux personnes logées dans une cage de verre proprette, nous traversons un tourniquet compte-passages.
Nous descendons les escaliers de céramique écrue, ourlés d'une main courante de bois brun, puis nous franchissons de nouveaux tourniquets en faisant usage de notre passe électronique. Nous accédons aux bancs disposés autour d'un petit hall, pour nous asseoir et retirer nos chaussures. Un officier permanent veille au respect de cette obligation : l'entrée dans ce lieu sain, saint, s'effectue les pieds nus. Nous ouvrons la porte d'accès aux vestiaires, investissons les cabines individuelles de déshabillage, puis revêtues de la tenue de bain obligatoire, nos vêtements rangés dans des caissons sous scellés, nous marchons dans le couloir qui conduit vers les divers bassins : le grand et un petit.... Cependant, deux épreuves nous attendent, celle de la purification par la douche et celle de la traversée du pédiluve et enfin nous atteignons le cœur de l'édifice.
Le grand bain étale langoureusement son corps cristallin où s'agitent déjà quelques uns de nos semblables. Un chemin lumineux le traverse sur toute sa longueur : le soleil glisse ses regards coquins à travers de larges baies vitrées.
L'instant délicieux de la pénétration dans l'eau nous submerge de joie. Nous avons chaussé nos lunettes étanches, ainsi les remous de l'onde ne terniront pas le paysage sous aquatique qui s'offrira à nos yeux dans quelques instants.
Nous glissons nos corps dans la volupté caressante de l'entre-deux eaux. Autour de nous des ciseaux de jambes s'ouvrent et se ferment à des cadences variables. Longues jambes nerveuses, petites jambes dodues parfois désynchronisées, jambes épaisses brunies de duvet... Le noir semble être l'uniforme maillot, de rares imprimés parent quelques sirènes. Puis, comme nos ancêtres cétacés nous remontons en surface pour respirer, l'occasion d'apercevoir les têtes des nageurs recouvertes de la coiffe réglementaire, bouées sphériques s'enfonçant par intermittence ou perpétuellement émergées. Chorégraphie inconsciente de ce lieu de mouvance, la danse de l'eau vive envahit corps et consciences dans un ballet incessant... Parfois des éclaboussures jaillissent. Elles suivent la trace d'un adepte du crawl, soit qu'il ne le maîtrise pas, soit qu'il nage très très vite ! Des nageurs munis d'accessoires rôdent entre trois lignes de flottaison rouges et blanches. Palmes aux pieds, plaquettes dans les mains, pull-buoy entre les cuisses, pince-nez défigurant, tuba respirant. A chaque couloir d'eau ses objets spécialisés : exigences sécuritaires.
Deux ou trois maîtres-nageurs contemplent l'ordonnancement de la cérémonie, prêts à intervenir en cas de désordre ou de dissonance. Ils gèrent la durée de la prestation cérémonielle, organisent les évacuations.
Avec délices nous étirons nos squelettes, nous roulons longitudinalement, lançons nos bras en ailes de moulin, brassons la fluidité moléculaire si accueillante, nageons nageons, améliorons nos distances de propulsion, flottons, flottons, à l'endroit à l'envers les bras et les jambes en étoile... Puis saoulées d'énergie, épuisées d'efforts artistiques nous émergeons lentement. Hissés par les barreaux de l'échelle nos pieds retrouvent le sol carrelé...
Le temps de nous réadapter à la pesanteur : nos corps nous semblent si lourds dans l'atmosphère...Le temps d'évacuer le parfum chlorée caractéristique de l'ambiance nautique imprégnant notre peau... Nous revivons le Rituel à l'inverse...

La sortie. La rue. Et ce goût sublime de l'eau sur les lèvres...

 

"L’art, c’est la vie" de Christiane FAURIE


Le temps s’éternisait sur cette autoroute aux rubans noirs se déroulant à l’infini sans surprise à l’abri du vent moqueur.
Nous n’avions plus rien à nous dire. Tant de décennies à vivre côte à côte, nous avions fini par ne plus nous regarder, telles les voies de cette autoroute plates et parallèles.
Seuls les coquelicots sur les bas-côtés, ébouriffés et la gorge noire de plaisir d’être en vie à nouveau après une année engloutis sous le bitume, accrochent mon regard ému de tant de beauté fragile.
Les bâillements d’abord plaintifs de Jérôme puis rauques m’incitèrent à pivoter la tête dans sa direction ; lui les yeux rivés sur la route.
-Et si nous faisions une pose ? Il y a un routier annoncé à la sortie 15.
-Mais tu détestes les routiers.
-C’est vrai mais le repos s’impose. Je ne veux pas finir dans un fossé parce que tu t’es assoupi.
Le véhicule bientôt prend la bretelle de sortie et nous nous engouffrons dans le bar-hôtel dont l’enseigne clignote de guingois.
Mes yeux suivent cette gesticulation lumineuse comme un sursaut, une danse et je ris de cette incongruité.
A l’intérieur, il fait chaud.
Des fauteuils en skaï rouge sont disposés en épis et je me sens immédiatement transportée dans le petit théâtre de mon village lors de mon premier spectacle de fin d’année scolaire.
Je jouais la mouche et devais battre des ailes en sautillant et faisant bzz, bzz. J’avais fini par m’emmêler les pieds et retomber sur un fauteuil rouge. Jérôme empêtré dans son costume de gros bourdon avait tenté de me rejoindre affolé.
Un sourire flotte sur mes lèvres à cette évocation : mon premier émoi.
De rares clients sont affalés en sirotant une bière ou un café brûlant ; une pause bien méritée après un si long périple.
Ils sont touchants dans leur solitude.
Je regarde mon voisin qui sourit, ses yeux bleu myosotis me fascinent. Ce sont les petits bouquets tapis au fonds des bois que mon grand-père me laissait découvrir quand il pouvait échapper aux griffes de ma grand-mère acariâtre, crachant son fiel à longueur de journées.
Quel bonheur lorsque sa main rugueuse prenait la mienne. J’étais invincible et lumineuse, éclairée de tant d’amour.
Une forte odeur d’ail me révulse mais abandonnée dans cette chaleur moite, la fatigue émoussant ma vigilance, je respire cette odeur âcre et me surprends à commander un plat d’escargot pour 2.
J’aime ce mollusque si lent et pourtant si prompt à rentrer dans sa coquille au moindre danger.
Il laisse sur son passage des traînées arc en ciel qui brillent tels des diamants.
Je les mange avec majesté, au souvenir du cérémonial qui précédait le jour de la dégustation chez mes grands parents.
Mémé nous réveillait aux aurores. Il fallait préparer le court bouillon, sortir les escargots de leur coquille, les faire cuire, les ré-encoquiller en les recouvrant du beurre d’escargot fait maison.
Nous étions alors tous autour de la grande table de ferme, pépiant et riant malgré les cris de mémé nous incitant au calme.
Au fonds de la salle, un superbe miroir Napoléon III se demande bien ce qu’il fait là.
Je questionne le patron. Son grand-père l’avait obtenu d’un général d’armée désargenté afin de régler ses nuits d’hôtel avant de repartir pour la grande guerre.
Il n’était jamais revenu.
Le patron l’avait installé là pour rappeler le passé plus glorieux de son établissement.
Je lui confirme que cela fonctionnait à merveille. Il semble très touché.
Je me tourne vers Jérôme qui s’est délecté de son plat d’escargots. Je lui indique de la tête le miroir. Il sourit, sa fatigue s’estompe.
La discussion s’engage sur la traversée  du miroir… comme dans nos discussions lors des soirées étudiantes.
Quel beau symbole. Ce miroir est magique.
Le bar est comme une grande bouche rouge qui embrasse ceux qui y entrent.
Les biceps lisses des routiers gigotent autour de cette bouche riant à gorge déployée, telle une pieuvre géante.
Je m’approche de Jérôme, il me serre dans ses bras.
Comment s’extraire de ce lieu matrice, si beau de par son incongruité, si émouvant de par ces joies d’enfant retrouvées, le désir intact.
Patron, il vous reste une chambre ?

 


"Une croix d'enfer" de Janine BURGAT


- Et vous pensez qu'on va vous croire ?
Il me fait face et soulève légèrement son couvre chef pour se gratter la tête. Son front dégarni est très haut. Il remet sa casquette et desserre son col de chemise. Il a chaud. Son autorité déborde.
- Je vous dis que ce dessin là, je l'ai déjà vu.
- Reprenons. Vous avez vu ce dessin ça fait longtemps.
- Très longtemps.
- Bon. Et aujourd'hui ce même dessin sur un panneau de porte dans la chapelle Saint Cyprien que vous venez de visiter pendant vos vacances. Et alors ? Le dessin d'une croix dans une église faut s'y attendre non ?

- Il est des croix, Monsieur, que l'on n'oublie pas.
J'ai déjà vu cette croix, avec mon fils, il y a quelques années. En Normandie aussi.
Histoire de lui faire visiter leur quotidien, les jeunes du coins l'avaient invité à visiter les blockhaus environnants. Leur terrain de jeu c'était la guerre et ses reliques.
Au sommet d'une banale colline, sertie dans la terre, une porte blindée rouillée grinçait.
On s'est enfoncé dans la pénombre, puis dans l'ombre, de plus en plus loin dans les boyaux du béton.
Des bouteilles vides roulaient sous nos pieds, l'humidité ruisselait. Des rigoles pleines de détritus jonchaient la boue et les cailloux. On n'était pas rassuré. Ca sentait le moisi et des odeurs inconnues. La guerre ? La mort ? La peur ? Le sang ?
Et là, d'un coup, sur le mur du fond, la torche nous l'a envoyée en pleine figure.
Tapie dans l'ombre, elle resplendissait, elle brillait, elle étincelait, lubrifiée par l'humidité. Elle était plus haute que moi. J'en ai frissonné. Oui, elle était belle, comme une diablesse enfouie. Etait-elle d'origine ? Entretenue ?
"Tu me reverras, qu'elle semblait me dire. Je ressortirai un jour. Le rouge et le noir ne s'épouse-t - il pas dit la chanson."?
Persuadée que la gomme du temps avait effacé cette abomination, jétais figée. Elle reluisait sous mes yeux, tapie comme une bête aux crocs lisses, acérés, une bête bien vivante. Je n'en avais jamais vu de visu. La guerre, vous et moi, Monsieur, nous a épargnés.

J'ai pensé, qu'elle est belle ! Et puis j'ai eu honte de cette étincelle de beauté. Une horreur peut elle être belle ?

On est reparti plus vite encore qu'on était arrivé. Mon fils et moi n'en avons jamais reparlé. Quelle émotion nous n'avons pu partager ? La Peur ? La mort ? La peur de la mort ?
Alors voyez, Monsieur, quand ce matin j'ai poussé la porte de la chapelle, dans la fraîcheur, alors que je venais simplement partager la vie avec le silence et les fleurs des champs sur l'autel, dans mon dos, j'ai ressenti comme une brûlure, une pique s'enfonçait dans mon âme.
Je me suis retournée. Elle était là, la bête immonde, dessinée dans cette croix au dos de la porte d'entrée.
Bien étalée, peinte, reluisante, une croix, Monsieur, oui mais une croix gammée et dans un lieu de paix et d'amour, Alors, s'il vous plait, prenez ma dénonciation et pas anonymement, cette fois, les temps ont changé.

La marée chaussée s'essuie le front visiblement troublée. C'est tout un art de déposer. Le gendarme s'exécute. Je signe. Je sors.
Ma déposition déposée a offusqué le hameau normand, le village, le canton, le département, la région et le pays tout entier.

"L'enquête se poursuit" m'a déclaré la gendarmerie à la fin de mon séjour. Sûrement les jeunes, les désoeuvrés du village."

Depuis je furète, je voyage, je la cherche. La bête est là, tapie quelque part. La débusquer est un des plaisirs de la vie qui me reste.

L'art est il partout ? Même dans l'horreur ? A voir...

 

"Une phrase comme en sang" de Solange NOYé


Dans la zone d’activités commerciales, parmi quelques temples voués aux démons consommatoires aux effluves de mauvais gras, de mauvais sucres et de pétrochimie, gît un squelette de béton désactivé et graffitté au pied duquel, à la pelleteuse, ont été amassés en détritus des objets, vivants il y a peu, mis sous la haute protection métallique et coupante d’une grille surmontée de ces ronces joliment acérées, améliorées autrefois pour le bon usage de la guerre, qui n’empêche cependant pas, dans ce silence de mort, l’oeil de sursauter quand il croise un trotteur d’enfant, couleurs pastels, renversé, les quatre roues en l’air, dans une pose dégoutante ; l’oeil voyeur s’égare, part, revient, c’est alors qu’il voit le lieu tel qu’avant, un lieu habité des uns, ignoré de ces autres pris dans la course du temps des courses à faire, ce temps où l’oeil oblitérait l’enfant transparescent galopant joyeux sur son trotteur-cheval-fusée, jadis jeté sur un plus riche trottoir, qui, abandonné à l’imagination de cet enfant-ci, le voilà qui revivait, l’enfant lui donnant vie, s’en trouvait ravi, avivé de ces vives émotions qui les traversaient tous deux, là, au milieu de ces autres, sans caravanes, dans des cabanes de fortune, comme on dit dans les salons beaux – fortune faite de nos tristes restes-, de ces autres qui paient un chez de zone pour le droit à dormir là, l’enfant et ces autre pareils qu’à nous, qu’on ne sait jamais trop comment nommer, quand ils sont simplement Hommes, eux, Hommes qui ramassent nos amas qui nous lassent, vivent entas quand ils rêvent aux étoiles tout comme nous et qui nous lassent, que la police alors détasse, déplace, chasse, très tôt, un matin tout froid, sous des lumières assourdissantes sans que nous n’ayons voulu en savoir un petit quelque chose, alors… alors que pense l’oeil fouineur qui s’alerte trop tard de la mise à sac de tout ce qu’il y avait de vie dans ce tas-là : que l’enfant trotte ailleurs, vers du meilleur ?



"Arlequinade de chantier" de Régis MOULU, animateur de l'atelier


La pluie.
Des nuages durablement incontinents.
Sur le chantier de la résidence des marronniers en construction, les flaques d'eau grossissent. Deviennent énormes. Des mares inégales d'où ressortent des continents.
Les gouttes, par leur poids dû à leur vitesse entretenue par leur distance parcourue touchent le fond de l'eau et font remonter à la surface boue, sable, débris, pourritures.
Dans le cœur d'Éliette, c'est pareil.

À l'heure pour son rendez-vous amoureux, elle a vu les aiguilles tranchantes de sa montre guillotiner son espoir. D'une vive excitation où il fallut refréner ses suées afin de ne pas avoir sur son beau chemisier froufrouteux des auréoles disqualifiantes, elle était passée à un mal à l'âme inconsolable.
Un peu comme si tout, désormais, la rejetait.
Ses meilleurs astres s'étaient absentés.
L'horizon était un trou semblable à un accident de découpage qu'aurait orchestré un enfant davantage « maladresse » qu' « être pensant », à la différence près que, dans son cas, c'était Dieu, le destin ou même l'assemblée des animaux tutélaires au grand complet qui tenaient les ciseaux.
Sa vie amoureuse, pareille à un fil ténu, plus qu'il ne le faudrait effrangé.

Et son talon gauche de se coucher tel le Costa Concordia dans une petite fondrière du terrain vague. Et elle de sentir une vague froide lui envahir les orteils. « Tout l'inverse d'une caresse ! » gémit-elle.
La glaise laissa sur son escarpin verni un dessin, occasion pour elle de s'abandonner un temps à une divination à trois balles.
Curieuse rêverie, horrible cauchemar, probable perdition.
Elle y vit un trident, aux branches bien irrégulières, sans doute les œuvres de la rouille. En plus d'être négligent, Neptune égare son mythologique fourniment !
Tout déconne en ce lieu. Le gris du ciel se retrouve sur ses joues, son front, ses yeux dévastés.
Un avion supersonique tout à coup lui scalpe les oreilles. Une bourre blanche enfle tout le long de la cicatrice qu'il a faite à l'azur, telle l'albumine qui ressort d'un œuf fêlé au milieu de son eau bouillante. Casserole.

« Un coup de cil, et tout va s'effacer », se surprit-elle à penser et à faire. Car dans sa main nichait un petit mot manuscrit de Guillaume. Il ne contenait pas qu'un lieu et une heure de rendez-vous, il véhiculait également l'esprit de cet homme qu'elle imaginait beau, galant, naïf comme il faut – pas trop quand même –, attentionné, à l'écoute, compréhensif, sincère, ouvert d'esprit, d'une vitalité assurée et en même temps cafouilleuse, avec un corps qui aime perdre sa blancheur dans les alcôves des Beaux-Arts, son sourire se devait d'être rare afin que son émergence soit fête, cadeau telle une invite, un prétexte à tout commencer, elle affectionnerait aussi ses mains sensibles comme des chairs écorchées, ces dernières ne bougeraient pas puisqu'elles danseraient constamment avec style, tels deux acrobates aspirant à bientôt « s'entre-lover ».
Rien qu'à nous donner la main, nous nous fouillerions nos âmes, fomenta-t-elle lourdement.

C'est tout cela que lui racontait le petit bout de papier. Néanmoins, savait-elle seulement que sa transpiration avait déjà fait sortir l'encre de son lit ? Mucus mêlés, pacte initié. Guillaume absent mais Guillaume présent.

Et sans savoir pourquoi, tant la rage loge de préférence aux Enfers, elle froissa le placet, le comprima avec la sauvagerie d'un engin de chantier. Au même moment, un bâtard aboya. Futile bande son, belle occurrence.
Elle jeta Guillaume dans le plus profond des trous, la béance dédiée aux futurs parkings, là où toutes les bagnoles n'arrêteront pas de chier leurs huiles de vidange pendant des années et des années. Colopathiques ressauts de l'industrie.

Et pourtant, le petit manuscrit qui se défilait sous ses yeux avait tout d'un oiseau divin. Et, à bien y réfléchir, ce devait être un cygne dont la majesté se cristalliserait en quelques inspirantes images dans l'esprit de celui qui saurait l'admirer. L'humain esthète en édifia même des cruches où le col se prête avantageusement à faire l'anse pour la plus grande joie du propriétaire et de ses assoiffés convives.

Éliette avait ses vêtements qui collaient à sa peau, tégument que son gel douche avait rendu bien fruité. La toile flottante de son élancée silhouette, droite comme un mat, jouait les justes-au-corps les plus ambivalents.
D'avoir libéré une main lui permit de se saisir de son vieux parapluie au sévère manche découpé grossièrement dans un bois précieux que de chauds printemps avaient fendu. Aussitôt sorti, aussitôt ouvert… et aussitôt refermé : l'ondée avait jugé utile de ne poursuivre plus avant son baptême, la jeune femme rengaina donc sa chauve-souris.

Un, puis deux, puis trois rais de lumière abluèrent le ciel profitablement. Le vitrail du mauvais temps s'était finalement dissout.

Le lieu défait, comme refondu, n'était qu'un tas de glaise beigeasse, couleur cul de faon. Gros golem qu'il lui fallut arpenter.
Terrain vierge, terrain recréé, il y avait là toutes les possibilités qu'offre une pâte à modeler à une imagination, même la plus désespérée.
Éliette était donc en train de vivre une nouvelle vie, sans le vouloir, sans l'entrevoir, sans même y croire.
La nature a de formidable ce qu'on n'oserait même lui demander.

Un chewing-gum aux fraises plus tard, l'émoussée demoiselle avait rallié l'entrée du chantier, là où la pancarte « interdit au public » crachait tout son rouge et blanc. Un Algeco composé de plusieurs modules dont un dédié à un bureau diffusait, cette fois-ci, sa lumière bleutée. Sobre ambiance crue, froide mais vraie comme celle que créent les scialytiques des blocs opératoires, en chirurgie.

Toujours dans sa pelure d'habit que la malicieuse pluie avait rendu translucide et collante, Éliette s'arrêta net quand la porte de l'Algeco s'ouvrit brutalement. Un « cerbère » bien mal embouché lui aboya quelques sons qui lui coupèrent le souffle. Fallait-il avantageusement s'évanouir ?
À la place :
– « êtes-vous Guillaume ? » ahana-t-elle, en secouant la tête de telle sorte que sa coiffure en derrière de canard finit toute ébouriffée.

Le mâle aux grosses bottes en caoutchouc merdique trouva cela gonflé et coquet.
Pour une fois qu'il croisait une femme qui n'était pas nue ni en poster A3, il crut de bon aloi de consacrer le cliché que son apparence imposait :
– « les vestiaires de la piscine étaient fermés ?! » lui lança-t-il, d'un air moqueur, tordant malgré lui ses lèvres comme si elles ne furent toujours que porte-cigarette. Il faut dire qu'il avait à sa main gauche deux doigts plus jaunes que les autres, un peu comme si Bob l'éponge avait revêtu un gant blanc déchiré. Ainsi pouvait-on de moins en moins deviner son grade d'ingénieur en génie civil, responsable en chef de la construction en cours, grade qui lui faisait ajouter sempiternellement des heures de travail aux heures de travail.

Elle le trouva très con, quand bien même ressentait-elle son buste plus mamelu que jamais.

Et pourtant, il s'agissait de Guillaume que le hasard avait déjà mis deux fois sur sa route.

Comme quoi, quand on a un esprit en taupinière, le délabrement est irréversible, en plus d'être déjà bien engagé.

 


"Rencontre" de Nadine CHEVALLIER, texte écrit hors séance dans les mêmes coditions


Éliane avait rendez-vous à 10h20.
Depuis vingt minutes, elle attendait. Rien n'avait bougé dans cette salle d’attente minable, mal éclairée par un lampadaire allogène démodé qui envoyait un halo de lumière blafarde sur le plafond, laissant dans une ombre grise les fauteuils alignés le long des murs. En face d'elle la fenêtre laissait passer un jour terne qui lui avait permis de parcourir quelques pages du roman qu'elle avait apporté par précaution, connaissant les habitudes de retard de son médecin.
Mais l'esprit inquiet, elle s'était lassée de lire et avait rangé le livre dans son sac posé au sol à ses pieds. Le carrelage était propre, on ne pouvait en attendre moins de la part d'un cabinet médical. Elle le trouvait très laid, avec ses dalles gris clair et la double frise de carreaux noirs qui faisait le tour de la pièce semblant relier les fauteuils comme les wagons d'un train suivant ses rails, un train qui tourne sans fin sur son circuit, sous l’œil attentif d'un petit garçon qui s'en lassera vite et le fera dérailler pour mettre un peu de piment dans le jeu. D'ailleurs le fauteuil du coin à droite était de biais, le train n'irait pas plus loin.
Elle observa une fissure dans le coin du mur à droite, comme un fil oublié par une couturière distraite. Le vieux docteur avait pris sa retraite récemment. Son remplaçant n'avait rien rénové. Ce carrelage était ancien, comme l'était la peinture blanchâtre des murs, les fauteuils de toile noire au pieds métalliques.
Un carillon retentit sur deux notes cristallines et la porte s'ouvrit, offrant le passage à une vieille dame voûtée. Un rayon de soleil se faufila derrière elle. La femme en fut toute nimbée de lumière comme une apparition virginale dans la grotte miraculeuse.
Ses cheveux de neige étincelèrent dans la lumière en une auréole diaphane. Puis s'éteignirent lorsqu'elle ferma la porte.
- Bonjour. Le docteur est en retard ? questionna-t-elle d'une voix grêle.
- Oui, répondit Éliane, comme souvent. 
- Tiens, les tableaux ont changé ! s'exclama la vieille dame.
Éliane jeta un coup d'œil sur les murs, la femme avait raison. Éliane se souvenait de cadres dorés, de peintures fades et indistinctes.
Maintenant, elle voyait des aquarelles légères et colorées dans de simples sous-verres.
La femme vint s'asseoir près d'elle.
Oh, non, pensa Éliane, pourquoi juste à côté, il y a au moins huit sièges et elle vient là, d'habitude les gens gardent une distance ! Pourvu qu'elle ne se mette pas à bavarder…
La femme ouvrit son sac à main et en sortit un téléphone portable qu'elle se mit à tripoter comme une adolescente, ses pouces tapotant l'écran à toute vitesse, à la grande surprise d’Éliane.
- Voilà, dit la femme en riant, je préviens mon mari du retard. Il s'inquiète dès que je tourne le dos !
Éliane ne se crut pas obligée de répondre et reprit son examen des murs. Etait-il possible que le rayon de soleil de tout à l'heure ait laissé une trace dans la pièce qui lui semblait maintenant plus claire. Mais non, se dit Éliane, c'est juste que midi approche. Mais elle aima cet idée de la persistance du rayon de soleil comme un sillon tracé par la charrue dans le champ labouré.
Si cette femme n'était pas entrée se dit-elle, je n'aurais rien vu, il ferait peut-être encore sombre ici. Et si c'était une fée ? Elle m'a fait voir les aquarelles, elle s'est assise à côté de moi, que va-t-il se passer à présent ?
Éliane n’osait tourner la tête vers la femme, ne voulant pas s'engager dans une conversation. Mais curieuse de cette rencontre inattendue, elle lui jeta un regard.
La femme avait croisé ses mains sur ses genoux, ses pieds chaussés de bottillons atteignaient à peine le sol. Elle respirait lentement, attendait sans bouger, son dos courbé ne touchait pas le dossier. Mille plis ridaient son visage comme si le sourire y était imprimé à tout jamais mais sa bouche aux lèvres fines restait droite et sérieuse.
Elle surprit le regard d’Éliane sur elle, sa bouche et ses yeux s'allumèrent d'un joyeux éclat. Tout son visage exprimait un plaisir sincère. Éliane sourit en retour, sans éprouver de gêne.
A son grand étonnement ce fut elle qui parla la première.
- Je suis Éliane, mon rendez-vous était pour … il y a une demi-heure ! Et vous ?
- Juste il y a dix minutes pour le moment, répondit la vieille femme, et je m'appelle Léontine. Ce médecin est parfait mais il faut patienter. A mon âge, ajouta-t-elle, on a le temps… Mais vous…
- Oh, je ne suis pas trop pressée non plus…
La vieille femme sembla comprendre qu’Éliane ne voulait en dire plus, elle poursuivit :
- Avez-vous remarqué qu'elle a aussi remplacé la plante là dans le coin ? C'était un palmier tout rabougri, ça piquait, elle a mis un yucca, c'est bien plus joli. Je suis sûre que bientôt la couleur des murs aura changé aussi. Je suis heureuse d'avoir une femme pour médecin maintenant même si le vieux docteur me connaissait depuis longtemps.
Éliane contemplait la plante, Léontine avait encore raison, elle était belle dans son grand pot de terre vernissée  :
- Vous dites que c'est un yucca ?
- Oui, c'est ça, j'ai été fleuriste voyez-vous, précisa-t-elle, le problème est qu'ici, il va manquer un peu de lumière. Il faudrait qu'il soit plutôt face à la fenêtre, je le dirai au docteur.

La porte du cabinet s'ouvrit alors et le médecin appela Éliane qui se leva presque à contrecœur.
Elle salua Léontine d'un sourire et d'un geste de la main.

On ne sortait pas du cabinet par la même porte, elle ne revit pas la vieille femme.
Six mois plus tard, elle mit au monde une petite fille qu'elle appela Léontine.

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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