SAMEDI 5 avril 2025
de 14h00 à 19h00

dans le cadre du Nouveau cycle
"Techniques fécondes, tonique faconde"

Animation : Régis MOULU

Thème : Se servir de l'ambivalence comme d'un suspense

Il est formidable d'être tout à la fois ! Cela crée des situations équivoques, très ouvertes. Mais, autant peut-on le concevoir dans nos comportements, autant on ne saurait l'être dans notre physique ou même dans nos désirs, car à tout vouloir, on ne saisit, en fin de compte, rien. D'où l'idée que choisir crée, choisir engage et nourrit. Dès lors, on comprend bien que sommeillent dans cette thématique nos enjeux d'identité, une vraie veine à suspense tant on touche aux questionnements profonds et à notre besoin d'idéal. C'est ce que nous avons exploré... vivement !

Remarque : au-delà de la contrainte formelle (thème), le sujet suivant a été énoncé en début de séance : Écrire une histoire agrémentée d'ambivalences et où le protagoniste principal (ou un groupe) se rendra dans une "ville étrange" où il éprouvera la sensation d'être mal reçu et/ou persécuté. Mais, il en tirera un bénéfice réel tant il y verra pour lui l'opportunité de rencontrer la lumière ou le bonheur, ou la paix, ou la sagesse, ou l'occasion de se bonifier, ou une force particulière..
Pour stimuler et renforcer l'écriture et les idées de chacun, un support comportant notamment toutes les pistes d'ambivalences et une liste des contraires les plus porteurs a été distribuée en ouverture de session.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-après quelques textes produits durant la séance, notamment (dans l'ordre):


- La totale "Poulpe" de Régis MOULU

 



"La totale "Poulpe" " de Régis MOULU, animateur de l'atelier


Boniface au top du bonheur. Boniface est au deuxième jour de ses vacances. Boniface vient d'arriver dans une ville balnéaire du Portugal. Boniface, habillé de peu d'habits. Boniface se dirigeant vers un squelette de chaise d'une terrasse de restaurant. Boniface s'y asseyant au milieu d'une jungle d'ombres zoomorphiques que produit un soleil éclatant. Boniface voit tout ce dédoublement d'objets couché au sol : sensations de vue aérienne garanties, et lui de se croire être un géant, une créature faite créature de par son relief. Haute satisfaction et grand plaisir, lancement tonitruant de son séjour touristique, nirvana accru lorsqu'il fut question de héler la serveuse pour passer commande, avec son menton rehaussé. Sa voix fut claire et cristalline, impérieuse et décapante. Ce n'était pas exactement " passer commande " qu'il fit, mais plutôt " émettre un désir de manière à ce qu'il se réalise implacablement ", tel un possédant impatient d'être grisé par ses conquêtes. Plaisirs de bouche, atavisme de prédateur.

La serveuse Talia Cardoso, ne comprit pas son portugais approximatif, fit la moue, se reprit en souriant d'une façon trop mécanique pour qu'il y ait un peu d'amour salvateur, vira jusqu'à son " meuble Q. G. " et revint avec un menu anglais. Presque jeté dans ses mains encore blanches. Ça calme. Et ça se vit comme une assignation à la remise à zéro. Renaissance donc de Boniface, la tête plongée dans le ventre entrebâillé du menu. Chaque plat était illustré d'une photo que le temps avait jaunie. Comme sous un excès d'huile d'olive en somme. Gros paradoxe : mange-t-on vraiment une image ? Notre appétit augmente-t-il sensiblement lorsqu'on voit une image défraîchie ? - En tout cas pas celle-là ! Boniface fit l'objet d'une contraction d'estomac du genre " réflexe de survie antipoison ".
Dans sa tête, tout alla très vite : une mêlée de contradictions commençaient à s'empoigner. Heureux d'être là, ça oui ! À fond à l'idée de se brûler dans des vacances somptueuses, nécessairement ! L'envie d'être un " pacha centre du Monde ", un collecteur de bien-être, plus que jamais ! Et tout ça se fracturant sur la " vitre " d'un tel restaurant, beau mais minablement incarné par ses vénaux autochtones. Le charme du site et l'intelligence d'exploitation du cadre où la déclivité du terrain avait permis d'ingénier des terrasses en cascade reliées par de beaux escaliers blancs semblables à d'ivoirines guirlandes de papier gaufré l'avaient attiré, presque inconsciemment. Et pas d'âmes véritables en ce lieu jusqu'à maintenant. Sa table était ronde, en métal peint. Vert émeraude. " Une sorte de volant de voiture qui pourrait changer sa destinée " se mit-il à rêver.

La commande fut passée. Finalement Talia honore son travail, rien de plus. Ça et son rouge à lèvre assez épais la distinguent d'un robot. Vivement 2030. " Salade de poulpe " puis " poulpe grillé aux pommes de terre au four ". Bref, la totale " poulpe ". Avec du vin. Une bouteille de blanc, avec en ligne de mire " une grande glissade "… C'est marrant la consistance d'un tentacule, avec des ventouses qui n'en sont plus. Improbables frisottis géants. Pas si loin des doigts humains. Une fois en bouche, pas envie de déchiqueter tout de suite. L'aspect lisse est un sérieux attrait. Et sa langue de bringuebaler ce sous-marin à l'idée de se chamailler comme des fous. Production appuyée de salive. Cette gymnaste lutte ne pouvant mobiliser qu'une partie du visage obligé de rester globalement immobile au milieu de tous relève de l'exploit et d'une maîtrise que Boniface eut. Et pourtant, tout à chacun préférerait en pareille situation agiter ses mâchoires à l'instar d'un lion grommelant de sauvagerie repue. Cet excès de tension contenu lubrifia à égale proportion les yeux de Boniface. En fait il fut charrié par une ivresse, les prémisses d'un évanouissement qui ne se produisit. Ou quand l'extase prévient qu'elle pourrait tout faire sauter, du coup, on se ravise, se ressaisit, se mobilise pour rester à tout prix dans les canons de la civilisation. Plus que jamais, notre homme perçut que le monde ne bougeait plus. Sa chaise, l'éternité et une " immense hauteur de vide au dessus de lui " s'alignaient, le clouaient là, l'assignaient à " fleurir de toute son âme ".

Autour de lui, le paysage, le même qu'à son arrivée, avait changé. Ses yeux aussi. Ses constats aussi. Sa philosophie aussi. Tout en pente jusqu'au port, le bourg prenait des allures de fête soudaine. La petite église en contre-bas ne savait plus où donner de sa Chantilly. La religion serait une émulsion ! Blanche comme le reste des habitations, elle fait mal aux yeux. Rallonge de luminosité que l'œil ne soutient. Invitation à l'humilité. Un chien à trois pattes passe au même instant, suivi de près par son propriétaire, un cycliste sur un vélo à deux roues. Pour fond de décor, des voiliers alignant leurs triangles de voile, tels de fantastiques ailerons de requin, ce n'est pas le moment de se baigner. Notre touriste a déjà son maillot de bain sur lui, c'est peu agréable à porter, l'élastique rentre dans les chairs mais si pratique pour plonger sur un caprice.

Il commence les pommes de terre ensevelies sous une huile guindée comme un caramel. Et le soleil qui tape comme une décolleuse. À ses yeux de taon que lui faisaient ses lunettes de soleil Emporio Armani s'ajouta une tête de lama créée par sa casquette tout juste dégainée du sac à dos. La température ambiante élevée était asséchante. L'impression d'avoir la destinée d'une chips l'envahit, le fit rire, l'affligea. À moins que ses trois verres de vin déjà bus l'aient sournoisement déshydraté. La serveuse avait comme déserté son poste. En tout cas, pas moyen de se nantir d'une carafe d'eau. Ou alors quand elle apparaissait, comme par hasard son visage n'était jamais offert et ses yeux jamais dans les lasers des siens. Pas envie de bosser. Pourboire suspendu, quelque irrépressible que fut l'envie de se comporter en nabab dont la générosité n'est que fierté.

Son corps épousant de plus en plus sa chaise lui sembla bien défait. Un alliage confus de domestique et de sauvage constituait son empire. Si bien que sa silhouette était dure et molle à la fois. Notre homme, par ailleurs, se trouvait " comme enfermé dans sa respiration ", ce qui lui réclamait beaucoup d'effort. À chaque inspiration, il ne s'agrandissait pas autant qu'avant. Et à chaque expiration, il se raplatissait plus qu'avant. Dès lors, le flou qui régnait sur ce contraste refondu l'épuisa psychiquement. " Que maîtrise-t-on vraiment ? " s'infligea-t-il. Il fit tomber sa fourchette au sol. Fut abattu par l'idée qu'il ne pourrait la changer. Talia avait-elle fini son service ? Quelle heure était-il ? Où était sa montre ? La flemme de plonger dans son sac enflé d'objets.

En somme, ici tout flottait, par peur de couler. Les villes touristiques sont des mouroirs d'immobilisme, une grande boîte avec des maisons en coton imbibé d'éther. " Seul le travail nous améliore ", pensa-t-il au moment même où il constata qu'il ne lui restait plus de vin. Être soudé à son siège n'est pas une sensation mais une réalité… inquiétante. Pas terrible le pain. L'acidité du levain éventre l'intérieur de sa bouche capitonnée, dépose comme son sparadrap d'aigreur. Les tuiles de la boutique d'en face ont l'air très poreuses. Une surchage de souvenirs exacerbe les étals, cette production en série devient une asphyxie pour la vue, un attentat.

Boniface imagine à sa juste valeur toute la folie qu'éprouve le sterne qui jaillit dans ce paysage. Lui, l'oiseau est dans un vrai vide plein de possibilités. À partir de combien de plumes accède-t-on à la sensation d'être en apesanteur ? Ça l'intéresserait. Il sent quelque chose pousser dans son sternum. Il y a à cet endroit comme une débauche de crayons de couleur qui s'agitent. " Art " et " liberté " seraient donc la même chose. Il s'agrippe alors à cette idée, ferme les yeux, se lève mentalement de sa chaise et part en direction du grand large, celui du haut. Un bruit métallique et sourd claque. C'est celui d'une petite assiette en terre cuite sur la table en fer, une sorte de monocoque qui a pour voile l'addition… un peu salée !

Les textes présentés ci-dessus sont sous la responsabilité de leur auteur. Ils sont quasiment le fruit brut qui a été cueilli en fin de séance... sans filet !
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